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mémoire avait une sorte de religieux attachement pour ses collaborateurs de la première heure. Il fut jusqu’à la fin l’ami de leur succès, tout en restant l’amant de la Revue.

En tête de la vaillante liste figurent trois noms dont l’écho seul le faisait vibrer : Loève-Veimars, Musset et George Sand. Et nous ne craindrions pas d’affirmer que le moins illustre des trois était placé le premier dans sa prédilection. « Ce volume, nous disait-il souvent, pourquoi ne le faites-vous- pas ? Vous trouveriez, en outre, beaucoup à puiser dans sa correspondance : les lettres qu’il vous écrivait de Bagdad[1] sont des Orientales familières, quand elles ne sont pas du Jacquemont. Le prince de Pückler-Muskau n’a rien donné de plus charmant. » La tâche aurait eu pour nous bien de l’attrait, et cependant nous reculâmes. Avec les publications de ce genre, on ne sait jamais où l’on se lance. Vous vous mettez à la besogne, puis, lorsqu’une foule d’intérêts sont engagés, voilà qu’il vous tombe de la lune un arrière-petit-cousin, un héritier à titre quelconque dont ni vous ni votre éditeur ne soupçonniez l’existence et qui, au nom d’une jurisprudence d’ailleurs fort incertaine, vient tout empêcher. Naguère encore le cas s’est présenté pour nous. La très gracieuse nièce de la marquise de La Grange, en classant les papiers de sa tante, met la main sur une correspondance qui lui semble intéressante et nous la confie. Tout le monde sait ce que fut Mme de La Grange et quelle influence elle exerça. Intelligence ouverte, inventive, toujours en mouvement, esprit de repartie et de trait, elle se mettait en frais d’imagination, non pas seulement pour son propre compte, mais aussi pour divertir et pour plaire, « avec abondance et récidive, » dirait Sainte-Beuve. La banalité n’était pourtant point son fait. Les amis qu’elle eut, elle les conserva par sa bonté de cœur et sans qu’il lui en coûtât la peine de rengainer à leur endroit une seule épigramme. Entre les poètes du temps, l’auteur des Méditations et l’auteur d’Éloa furent les plus fidèles habitués de sa maison, et quant aux lettres dont je viens de parler, elles sont d’Alfred de Vigny. Dès les premières pages, nous en avions senti le charme et partagions l’idée qu’il fallait les publier. Publier en de pareilles conditions, quoi de plus naturel et de plus simple ? Attendons un peu. Ces lettres vous appartiennent, étant dans vos papiers de famille ; elles ne sauraient compromettre aucun nom, offenser aucun intérêt, et sont tout à l’honneur de celui qui les a écrites et de la noble femme

  1. Où, de 1840 à 1848, Loève-Veimars exerça les fonctions de consul-général, imitant en cela son ami et confrère Beyle-Stendhal, qui également avait voulu représenter un tantinet la France en Italie ; car, depuis les prouesses élégantes de Lamartine à Florence, c’était le bel air parmi nos écrivains de qualité de sen aller à l’extérieur jouer au diplomate.