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que je viens de nommer de savoir provoquer chez le lecteur une sorte d’état pathologique propre à certaines impressions particulières de trouble et d’effroi. Tel monstre à figure humaine, par exemple, qui nous causerait assurément quelque embarras s’il nous arrivait de le rencontrer au coin d’un bois, risque de nous laisser à la lecture parfaitement indifférens. Qu’un Han d’Islande voyage à cheval sur son ours, boive le sang et l’eau de mer à plein crâne, ses gestes ni ses hurlemens n’inquiètent personne, et l’auteur est le seul qui prenne au sérieux son personnage. Hoffmann, mieux avisé, procédait d’autre façon. Supposons qu’il ait à nous peindre un pareil ogre, il commencera par pincer une corde mystérieuse et profonde du cœur humain, la corde du surnaturel ayant pour sons harmoniques le délire et la folie. Après l’avoir émue légèrement, il y reviendra imperturbablement jusqu’à l’irriter et l’exaspérer, et pendant ce temps le motif dramatique ira son train pour éclater en toute dissonance au moment voulu. Notre romantisme français n’eut rien de cette vie nocturne, assoupie et stagnante au plus intime de l’être, de cette subjective vibration du pressentiment. C’était de la littérature et de l’esprit, pas autre chose : la terreur en ceci ressemble à la foudre et ne jaillit que de deux électricités qui s’entre-choquent ; des grimaces qu’on se fait à soi-même devant un miroir ne vous causent aucune épouvante. Smarra, ou les Démons de la nuit, Han d’Islande et Bug-Jargal, c’était le vieux jeu ; avec la publication des Contes d’Hoffmann, une nouvelle théorie allait se répandre.

Presque tout le monde, aujourd’hui chez nous, connaît Hoffmann et lui rend justice ; plusieurs même trouvèrent alors que nous le placions trop haut, il est vrai que ceux-là étaient des Allemands, Heine en tête, — toujours aigre et malveillant quand on vantait les autres, — les Allemands, à cause du mauvais style qui gâte à leurs yeux les plus ravissantes imaginations du conteur berlinois. Dans une traduction, le style de l’original compte pour moins ; il dépend même quelquefois du traducteur, s’il est un écrivain, d’avantager son modèle, — ce qui se produisit à l’occasion de la version française des Contes fantastiques, Loève-Veimars y mit du sien et beaucoup ; certains diraient qu’il en mit trop, et cette critique serait encore un éloge, tant ces deux esprits vont bien ensemble. De telles traductions n’avaient rien d’une besogne industrielle, cela se faisait d’enthousiasme et sous l’insolation d’une heure prédestinée. Goethe fut dans sa langue, en prose comme en vers, un écrivain incomparable ; qui jamais s’en douterait à lire la traduction de ses œuvres complètes ? et, par contre, comment deviner sous le style coloré, svelte, entraînant et brillant de Loève-Veimars la langue incorrecte et souvent plate d’Hoffmann ; un génie