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de rente et de parasites, n’ayant plus aucun intérêt dans l’amélioration des terres dont ils tireront un revenu[1]. Ainsi risque de se former à la faveur même du bill et des trois f, avec de nouvelles catégories de rentiers greffés sur le sol, un nouveau prolétariat rural, accablé, malgré la protection de l’état, d’écrasantes redevances, surchargé d’un double fermage, incapable de payer le landlord après avoir dû payer l’ancien tenancier, et naturellement disposé à rejeter sur l’état et sur la loi la responsabilité de sa misère. Bien que naturellement fondé sur le principe de la copropriété, ce droit de libre vente du tenant-right, s’il n’est pratiquement resserré en d’étroites limites, peut de cette façon donner lieu à de cruelles déceptions. C’est là certainement un des points sur lesquels devront porter l’attention et la prévoyance du parlement.


III

L’ordre de choses établi dans l’île sœur par le nouveau bill sera, on le voit, bien différent de tout ce que nous connaissons en France. La loi agraire, présentée à la fois comme une nécessité du présent et une réparation du passé, tend à restaurer en Irlande des droits et des rapports juridiques presque partout disparus ailleurs. C’est l’ancien droit patriarcal ou féodal, modifié par l’immixtion du pouvoir central, qui va revivre à nos yeux dans l’île de saint Patrick. Or, en laissant de côté les intérêts de la terre et de la culture, tout système de ce genre a forcément deux défauts ; le premier, c’est la complexité des droits de propriété et des relations agraires ; le second, plus grave encore, c’est de perpétuer l’antagonisme des deux intérêts et des deux classes qu’on prétend ainsi réconcilier. Après le vote du bill, le landlord et le tenant seront plus que jamais en lutte. La grande différence, on pourrait presque dire le seul progrès réel, c’est qu’entre les deux adversaires il y aura désormais un arbitre : l’état et la cour spéciale instituée par l’état. Malheureusement cet avantage même devra être acheté au prix d’un grave inconvénient. Si précise, si prévoyante que puisse être la nouvelle loi, le règlement des droits des deux parties donnera lieu à des difficultés et à des contestations fréquentes, à ce point qu’un

  1. Cet inconvénient s’est rencontré dans un système de tenure plus ou moins analogue, avec les baux perpétuels, du beklem-regt, dans la province de Groningue en Hollande. Ce beklem-regt, auquel on peut trouver de nombreux avantages, tant que le tenancier héréditaire cultive lui-même, devient manifestement nuisible lorsque le tenancier en possession du sol vend ou sous-loue son droit à autrui. Voyez E. de Laveleye, la Néerlande, Étude d’économie rurale et Systems of land tenure in various Countries, page 224.