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communauté. Tous les membres du clan ou de la sept, liés par une parenté réelle ou supposée et portant le même nom, avaient un droit collectif sur les terres de la tribu dont ils jouissaient librement moyennant une redevance au chef. En substituant la législation britannique à la coutume celte, en reconnaissant aux seigneurs, anciens ou nouveaux, un droit de propriété absolu, les lois anglaises ont enlevé aux tenanciers tous leurs droits et privilèges, avec les garanties qu’ils tenaient de leurs aïeux et de la tradition nationale. La conquête anglaise a ainsi encore plus mal traité le bas peuple des campagnes que ses chefs et le paysan indigène que le seigneur irlandais. De l’état de copropriétaires du sol (joint-owners) les paysans, frustrés de leurs droite séculaires, ont été réduits par les lois anglaises à l’état de tenanciers sans droit sur les terres de leurs ancêtres, à l’état de tenants al will, qu’un propriétaire sans merci peut bannir d’un trait de plume.

On a eu beau essayer d’en contester l’exactitude, ou d’en attribuer la ruine aux Irlandais eux-mêmes avant les diverses conquêtes anglaises, tel parait avoir été en réalité, jusqu’aux expropriations britanniques, le régime de tenure en usage en Irlande. Cela seul établirait une grande et manifeste différence entre les tenants irlandais et les fermiers anglais qui, n’ayant pas les mêmes souvenirs, ne peuvent avoir les mêmes prétentions. Sur ce point, la situation des paysans irlandais ne saurait être comparée qu’à celle de leurs congénères des highlands d’Écosse, qui, eux aussi, sont jusqu’au dernier siècle demeurés les associés de leurs chefs dans la propriété et ont été dépossédés par les lois anglaises, lesquelles ont légèrement transféré du clan à ses chefs la propriété des immenses : domaines de l’Écosse septentrionale. Selon le mot du poète, en Irlande comme en Écosse :

The fertile plain, the softened vale
Were once the birthright of the Gael[1]. »


Ce mode de tenure collective des paysans, sous la domination de seigneurs militaires qui touchaient d’eux des redevances en nature, s’est avec des différences de détails, rencontrée en bien d’autres contrées que l’Irlande et les pays celtes ; en bien d’autres pays aussi, les lois modernes, en supprimant les droits féodaux et le servage, ont pratiquement élargi les droits des anciens seigneurs et privé les paysans d’une partie de leurs privilèges et garanties[2]. En Irlande seulement où le mode archaïque de tenure s’est

  1. Walter Scott, Lady of the lake.
  2. C’est ce que semble avoir fait la révolution française elle-même en bien des contrées du continent, et jusqu’en France, en Bretagne par exemple.