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comme en Irlande, souvent un étranger, souvent un absent invisible qu’on ne connaît que par ses hommes d’affaires ; il réside sur ses terres, il est le patron, le protecteur-né de ses tenanciers, et si, pour agrandir ses parcs et ses terrains de chasse, il a souvent expulsé, à une époque récente, les familles qui vivaient autrefois sur ses domaines, ces dernières ont trouvé un refuge dans les villes et un abri dans le travail industriel. Tandis que le grand propriétaire anglais n’a directement affaire qu’à quelques fermiers d’ordinaire largement pourvus de capitaux, tous plus ou moins gentlemen et exploitant la terre au moyen de machines et d’un petit nombre d’ouvriers agricoles, le grand propriétaire irlandais, grâce au manque de capitaux et au peu de développement de l’industrie dans la plus grande partie de l’île, grâce surtout à une nombreuse population rurale toujours disposée à se disputer la terre, continue à louer ses domaines, par petites portions isolées, à de pauvres et ignorans paysans. Tandis qu’en Angleterre, la grande propriété s’est alliée aux grandes fermes, à la grande culture et aux procédés scientifiques, en Irlande, la grande propriété est généralement demeurée associée à la petite culture et à la routine avec les petites fermes. Le propriétaire irlandais, souvent éloigné (absentee) et étranger, ne fournit d’ordinaire rien au sol ni à ses fermiers, et se contente de toucher des fermages que l’extrême concurrence des bras lui a permis de porter à leur dernière limite. Dans les deux îles voisines, la concentration de la propriété en quelques mains a ainsi abouti pratiquement à des résultats tout différens, tant pour la terre et la culture que pour le cultivateur et la paix sociale.

Et cette diversité de relations entre les deux classes rurales, entre le propriétaire et les fermiers, ne fait pas toute la différence. En dehors de ce morcellement des fermages, en dehors des petites tenures irlandaises et de tous les abus auxquels donne lieu un pareil mode d’exploitation, vis-à-vis de paysans placés par la nécessité dans une sorte de servage effectif, en dehors du vice originel de la conquête et de la confiscation, le propriétaire d’Irlande a, aux yeux de la plupart des Irlandais, un autre défaut que nous avons déjà fait pressentir. Les Anglais, en s’emparant à diverses reprises des terres de l’île, n’ont pas seulement dépouillé les anciens propriétaires indigènes, ils ont spolié la masse même du peuple en transformant à ses dépens l’ancien mode de propriété de façon que, sans tenir compte des chefs de clans autrefois dépouillés, la propriété irlandaise, telle qu’elle a été constituée par les lois britanniques, repose sur la confiscation des droits des masses rurales. D’après les traditions populaires, en effet, et d’après les recherches des historiens, la terre avant l’accaparement des colons anglais restait dans une sorte de