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violence. La propriété des landlords, telle qu’elle se présente au paysan irlandais, lui apparaît depuis des générations comme le produit de la conquête et de confiscations séculaires dont le souvenir reste confusément vivant dans les masses. On sait que, dans nombre de districts, les Irlandais se rappellent à quelle époque et par quel procédé les familles actuellement en possession de la terre s’en sont emparées, que souvent, dans le voisinage du riche castle ou de la fastueuse mansion du seigneur d’une autre race ou d’une autre religion, vivent, en des huttes misérables, les descendans de l’ancien propriétaire ou de l’ancien chef irlandais jadis dépossédé par les Anglais ou les protestans[1]. En fait, toute l’histoire de la terre et de la propriété en Irlande, ou mieux l’histoire de l’île elle-même, n’est qu’une suite ininterrompue de séquestrations et de confiscations, depuis les âges lointains où, durant trois ou quatre siècles, la domination anglaise restait confinée au pale des environs de Dublin jusqu’au jour où Élisabeth dépouillait les chefs des clans celtes du centre, où Jacques II, s’emparant des terres des O’Neil et des Tyrconnell, expulsait les indigènes pour entreprendre avec des colons anglais ou écossais la plantation systématique de l’île, où Cromwell distribuait entre ses soldats presbytériens, et Guillaume III entre ses partisans anglicans, les terres qui restaient aux catholiques. De pareilles spoliations, régulièrement enregistrées par l’histoire, ont peine à être couvertes par la prescription quand tout un peuple s’en croit victime. On ne saurait s’étonner que chaque génération tente à son tour de contester le droit des envahisseurs. La question agraire remplit en quelque sorte toute l’histoire d’Irlande ; durant quatre ou cinq siècles, tout l’effort des Anglais a été de s’emparer des terres irlandaises, et depuis qu’ils ont reconquis des droits politiques, les Irlandais, à leur tour, n’épargnent rien pour recouvrer la propriété ou la jouissance du sol.

La source fréquemment impure de la propriété foncière n’est pas la seule cause du peu de respect qu’elle inspire en Irlande. Ailleurs aussi, en Angleterre notamment, la propriété territoriale peut reposer historiquement sur la conquête et la confiscation, mais en Angleterre, cette origine est plus lointaine et plus obscure. Les Bretons refoulés par les Anglo-Saxons, les Anglo-Saxons dépouillés par les Normands, n’ont conservé ni leurs titres de propriété ni le souvenir de la spoliation ; la race conquérante et la race conquise se sont mêlées et rapprochées dans l’état comme dans la religion. En Angleterre, le grand propriétaire n’est point,

  1. Arthur Young, dans son Voyage en Irlande, raconte qu’un grand nombre de chefs de famille transmettaient régulièrement par testament à leurs héritiers leurs droits sur les terres qui leur avaient été enlevées.