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Victor Hugo, l’art moderne s’appuiera sur le grotesque, élément que l’antiquité n’a sans doute pas ignoré, mais dont le christianisme seul a su tirer parti. Regardez le moyen âge, comme il spécialise et localise, comme il s’entend à varier, à multiplier, à vous donner en nains, dragons, géans, kobolds, sylphes et sorcières, la monnaie de l’hydre, monstre banal et démodé ! Le beau des anciens est typique, partant monotone ; le christianisme a pour mission de ramener au vrai la poésie, d’inculquer à l’art cette idée qu’il ne lui appartient pas de rectifier l’œuvre de Dieu, que l’harmonie poétique réside dans l’imperfection et que ce que nous appelons le beau n’est que détail d’un grand tout relevant de l’ordre universel, dont l’ensemble échappe à la raison humaine. La tendance de l’art chrétien cessera dès lors d’être le beau pour devenir la conception du drame moderne, elle cessera d’être l’idéal pour devenir la réalité. O vanité des théories ! nous avons vu depuis ce temps la réalité se transformer en réalisme et le réalisme en naturalisme ! Mêlez le sublime au grotesque, vous avez le réel. Libre au poète de faire un choix à la condition de ne se point régler sur le beau, mais d’avoir en vue le caractère, — autrement dit la couleur locale, — et l’étude d’une époque déterminée qui donnera matière à décors, à costumes, choses indispensables au théâtre et d’ailleurs n’excluant d’aucune façon l’unité de l’idée dominante et qui de plus amènera des effets de contraste, d’antithèse, de dissonance, des séries de situations capables d’offenser la fibre des bourgeois, et néanmoins conformes à la vérité, car il est dans la nature que le rire succède aux larmes, le rayon de soleil à la pluie et qu’une émotion en remplace une autre.

Quand je compare cette théorie au dogme littéraire ayant cours présentement, je me demande ce que le naturalisme y trouve tant à reprendre. Supprimez quelques mots qui ont vieilli, remplacez la couleur locale et le caractère par la théorie des milieux et le « document humain, » et nous serons bien près de nous entendre : d’ailleurs, tous les romantiques de cette période n’avaient pas le romantisme intolérant de l’auteur de la préface de Cromwell, il en était de plus abordables et qui n’en restaient pas moins fort à cheval sur les principes : « Tout porte à croire que nous sommes à la veille d’une révolution en poésie. Jusqu’au jour du succès, nous autres défenseurs du genre romantique, nous serons accablés d’injures. Enfin le grand jour arrivera, la jeunesse française se réveillera ; elle sera étonnée, cette noble jeunesse, d’avoir applaudi si longtemps et avec tant de sérieux à de si grandes niaiseries. » C’est juste ce que disent aujourd’hui les détracteurs du théâtre de Victor Hugo et des romans du vieux Dumas, et pourtant l’homme qui a écrit cela est un des héros dont ils se réclament. Je le