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évêques catholiques d’Irlande qui ne font qu’un reproche au bill du gouvernement, celui de n’être pas assez audacieux et assez radical. Les adversaires mêmes du cabinet ne contestent que faiblement le principe du bill, et bien que tout-puissans dans la chambre des lords, ils semblent hésiter à infliger au nouveau projet de M. Gladstone l’échec qu’a rencontré de leur part l’an dernier, dans la haute chambre, le bill bien moins grave et moins choquant appelé Compensation for disturbance.

Comment l’état le plus conservateur du globe et le plus respectueux des droits acquis en est-il venu à une telle politique ? Est-ce que l’aristocratique et marchande Angleterre inclinerait, elle aussi, à ce socialisme d’état auquel M. de Bismarck convie le nouvel empire d’Allemagne pour faire concurrence aux Bebel et aux Liebknecht et arracher les masses ouvrières à la propagande révolutionnaire ? Non, certes, bien qu’avec l’extension graduelle des franchises électorales, avec l’abolition des privilèges des vieux bourgs, le flot toujours montant du radicalisme et de la démocratie puisse, à une époque plus voisine qu’on ne le croit, jeter l’Angleterre elle-même dans cette voie périlleuse. Ce qui inspire la conduite du gouvernement britannique en Irlande, ce n’est point l’esprit de système ; en aucun pays, on le sait, les systèmes et les maximes abstraites n’ont moins de part au gouvernement ; ce qui dirige en Irlande l’Angleterre et le cabinet Gladstone, c’est le sentiment des nécessités urgentes, le désir de recourir enfin, dans un pays périodiquement troublé, non plus à des mesures superficielles ou provisoires, non plus seulement à la force et à la compression, mais à des remèdes efficaces s’attaquant aux racines du mal, à des mesures réellement organiques, selon un terme à la mode en notre âge de sciences naturelles. L’insuccès de toute la législation appliquée jusqu’ici à l’Irlande, l’insuffisance manifeste de toutes les concessions et les lois réparatrices votées en faveur de l’île sœur depuis un demi-siècle, l’agitation permanente ou sans cesse renaissante du peuple des campagnes, l’insécurité de la vie et de la propriété, ont convaincu M. Gladstone et ses collègues que, pour gouverner l’Irlande, pour y établir un ordre de choses stable et régulier, pour mettre fin aux crimes agraires qui la menacent perpétuellement d’une jacquerie occulte, il ne fallait pas se contenter de lois politiques, religieuses, financières : le principe du mal étant dans l’état social, c’était sur l’état social et la propriété terrienne que la chirurgie politique devait porter le fer. Malgré toute leur répugnance pour de semblables procédés, les libéraux anglais se sont résolus à édicter des lois agraires : il leur a paru que, pour restaurer en Irlande le respect de la propriété, il n’y avait pas d’autres moyens que de modifier les conditions de la propriété.