Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans un monde invraisemblable, où les péripéties se succédaient incessamment et qui me rendait plus haïssable encore le régime du collège, les devoirs ennuyeux et la monotonie d’une existence cloîtrée. J’avais communiqué à Louis de Cormenin la passion qui me dévorait ; lui aussi, il lisait, mais avec moins d’emportement que moi. Pendant que je me délectais aux romans et aux drames, il obéissait à son goût plus affiné que le mien et recherchait les poètes. Il avait une mémoire prodigieuse, et lorsque nous étions ensemble, de sa voix douce et un peu traînante, il me récitait les Messéniennes, de Casimir Delavigne :

Tremble, je vois pâlir ton étoile éclipsée,


ou les Méditations, de Lamartine :

Ici gît : point de nom ; demandez à la terre…


Avec sa mansuétude habituelle, il me démontrait la supériorité de la poésie sur la prose et disait : « Notre devoir est de devenir de grands poètes ; » j’ajoutais : « Oui, comme Chatterton ! » Dans le cabinet de son père, Louis découvrit la Némésis, de Barthélémy, et s’en empara. Ce pamphlet rimé avait alors un succès extraordinaire ; l’opposition, si familière aux esprits français, y fut certainement pour beaucoup, mais l’âpreté de l’invective et la facture habile des vers méritaient d’être appréciées et le furent. Lorsque Louis me l’apporta, la Némésis avait depuis longtemps cessé de paraître, car l’on avait offert à Barthélémy la clé d’or qui ouvre les bonnes portes et ferme les consciences. J’ai appris, il y a une quinzaine d’années peut-être, sur la Némésis, un détail ignoré et qu’il est bon de faire connaître. Malgré son extrême facilité et quoiqu’il fût aidé par Méry, Barthélémy ne suffisait pas au labeur qu’il avait assumé, et il ne parvenait pas toujours à composer une satire par semaine. Il avait de nombreux et mystérieux collaborateurs parmi les jeunes gens qui cherchaient à faire leur trouée dans le monde des lettres ou ailleurs. Un de ceux dont il utilisait le plus volontiers et dont il achetait les vers était un homme de chétive apparence, maigrelet, au dos voûté, au visage énergique et ravagé, qui se faisait appeler Gaillard. — Or ce nom de Gaillard était un pseudonyme, le vrai nom était Lacenaire.

De très bonne heure, Louis eut le don des vers ; à l’âge où les enfans savent à peine l’orthographe, il rimait. Il lui suffisait de lire un poème pour en être pénétré ; il en reproduisait, à son insu, le rythme et la coupe, appliquant à ses idées, confuses encore, la