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y était permanent ; on n’y était admis qu’après avoir inventé « une charge nouvelle. » La police s’en éloignait avec terreur, et les gens du quartier se signaient en apercevant le lieu maudit. Tous les peintres révolutionnaires y avaient vécu ; Géricault, Paul Delaroche, les Johannot avaient écrit leur nom sur les murailles de l’énorme masure. Un dimanche matin, les rapins qui campaient dans les chambres lézardées auxquelles on accédait par un escalier vermoulu, imaginèrent une plaisanterie dont le récit, apporté au collège par un externe libre, nous avait ravis d’enthousiasme. A l’aide d’une côtelette, ils avaient attiré, dans l’atelier de l’un d’eux un grand chien de boucher, un matin jaunâtre à oreilles coupées, à museau noir. On le déguisa en tigre, on lui peignit des zébrures sur les flancs, on lui moucheta le mufle ; puis on lui attacha une casserole à la queue et on le lâcha sur la place Saint-Germain-des-Prés, au moment où la masse des fidèles sortait de l’église après la grand’messe. A chaque fenêtre de la Childeberte apparaissait un artiste drapé dans une couverture, coiffé d’un plumeau, fumant dans un manche à balai et représentant ainsi un Bédouin. Sur la place, le désarroi fut affreux ; on crut voir un véritable tigre, et ce fut une fuite éperdue. Quelques bourgeois arriérés trouvèrent que la farce était un peu forte et portèrent plainte. Force resta à la loi, car le boucher propriétaire du chien fut condamné à l’amende. La Childeberte nous inspirait, à nous autres écoliers, une admiration sans bornes, et lorsque la direction de nos promenades du jeudi nous permettait de passer devant, nous nous la montrions avec respect. C’est là que naquit une charge célèbre qui fit le tour des ateliers d’Europe, car nos artistes la portèrent à Rome, d’où elle gagna les autres capitales. Partout on raconta « l’histoire du prince Henri, qui avait le* cœur bardé de trois cercles de fer et qui fut honni, banni, funeste, de ses états, » mais nul n’en a jamais su la fin, car on devait recommencer le récit toutes les fois qu’on l’interrompait, et on l’interrompait toujours. On prétendait, — mais ceci est de la légende — qu’il n’y avait pas d’exemple qu’un locataire de la Childeberte eût jamais payé son terme, et l’on affirmait, — ceci est de l’histoire, — que la propriétaire, Mme Legendre, n’avait jamais fait une réparation à sa maison depuis qu’elle l’avait achetée en 1793. Quand cette masure fut abattue en 1858, elle tombait en ruines ; elle se serait effondrée d’elle-même depuis longtemps si elle n’avait été soutenue par les constructions mitoyennes. Elle était peuplée de rats comme jadis l’éléphant de la Bastille. La démolition de cette sorte de phalanstère fut un deuil pour les artistes qui l’avaient habité ; plus d’un l’a regretté et le regrette peut-être encore. Lorsque Louis de Cormenin et moi nous avions longtemps regardé la Childeberte,