Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aspirans acteurs et surtout les aspirantes actrices jouaient pour se familiariser avec les planches et le public. Aujourd’hui encore, on peut reconnaître l’emplacement de ce théâtre aux colonnes doriques qui précèdent l’entrée de l’hôtel de M. Renouard, rue de la Victoire, n° 47. C’était moins une salle de spectacle qu’un champ de bataille. Les jeunes France, artistes et autres, occupaient le parterre et les stalles d’orchestre, tandis que les « gants jaunes, » viveurs et parasites, s’installaient dans les premières loges et à la galerie. Toute débutante applaudie par les loges était sifflée par le parterre, et vice versa ; c’était l’usage, et nul ne se serait permis d’y déroger. Les spectateurs du parterre escaladaient la galerie, les spectateurs des loges descendaient dans l’orchestre, et on se gourmait comme en champ clos. Quelque mauvais plaisant n’oubliait pas d’éteindre les quinquets et dans l’obscurité, la mêlée devenait générale. Un soir, la lutte fut plus violente que de coutume. Quelque jeunes France de l’orchestre se firent la courte échelle pour monter à l’assaut d’une loge d’avant-scène d’où quatre ou cinq gants jaunes un peu ivres leur lançaient des pommes et des quolibets. Un des spectateurs de la loge prit un lourd banc de bois sur lequel on déposait les manteaux dans le couloir des premières, et, s’en servant comme d’un bélier, frappa à la tête un jeune homme qui, debout sur les épaules de ses compagnons, avait déjà saisi le rebord de la loge. Le jeune homme retomba dans l’orchestre, et la chute fut grave, car il en mourut. Le coupable était un jeune pair de France par hérédité auquel son âge n’avait pas encore permis de prendre séance ; l’affaire fut étouffée, les parens de la victime furent désintéressés ; mais, comme il fallait un exemple, la salle Chanteraine fut fermée pendant trois mois.

Ces aventures ne nous étaient point inconnues au collège ; nous nous les racontions en les exagérant et nous portions envie à ceux qui en étaient les héros. Souvent le domestique qui, les jours de sortie, allait chercher Louis de Cormenin au collège Rollin, alors situé rue des Postes (rue Lhomond), venait me prendre à Louis-le-Grand ; alors Louis et moi, nous dirigions notre chemin de façon à passer par la place Saint-Germain-des-Prés. Arrivés là, nous nous arrêtions un peu émus et nous regardions une grande vieille maison jaunâtre percée d’une multitude de fenêtres et dont nous nous attendions toujours avoir sortir quelque chose d’extraordinaire. C’était la Childeberte. Depuis quarante ans, elle n’était habitée que par des artistes, et son nom lui avait été donné parce qu’elle occupait le n° 9 de la rue Childebert, qui a été démolie pour faciliter l’agrandissement de la place Saint-Germain-des-Prés. De ce qui se passait dans cette maison, on nous avait raconté des histoires merveilleuses. Le sabbat