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que nous ne savions pas ce que c’était ; mais n’était-ce pas le bonheur, le bonheur tout entier, de posséder un pourpoint « tailladé, » et surtout une dague de Tolède ? L’interdiction qui avait frappé les représentations du Roi s’amuse, de Victor Hugo, avait mis toutes les têtes à l’envers, et pendant que « les perruques » applaudissaient à cette mesure, uniquement provoquée par le tumulte de la première représentation, « les jeunes France » protestaient et laissaient croître leurs cheveux. La révolte contre les usages reçus, contre les costumes adoptés était générale dans la jeunesse, qui ne savait qu’imaginer pour ne pas ressembler aux « bourgeois glabres. » Nous estimions que les élèves du collège Stanislas étaient les écoliers les plus heureux de Paris, parce que Théodose Burette, professeur d’histoire, y faisait son cours dans un costume extravagant : bottes à revers rouges, culotte de peau collante, gilet à la Robespierre, frac vert à boutons d’or doublé de satin blanc ; par-dessus, la robe universitaire ouverte et flottante. La grosse tête ronde de Burette, rasée à la malcontent et ornée d’énormes moustaches noires, lui donnait, sous ce travestissement, une apparence étrange qui l’avait rendu fameux dans le monde des écoliers. Avoir un tel professeur nous paraissait une joie sans pareille, mais cette joie nous était refusée, car nos maîtres, correctement vêtus, ne nous rappelaient en rien les excentricités réelles ou supposées du « Mamelouk, » ainsi que nous avions surnommé Burette, dont toute la gloire devait consister plus tard à écrire la Physiologie du fumeur. Burette appartenait, par ses habitudes et par ses relations, à un groupe d’artistes, dont plusieurs sont devenus célèbres, et chez lesquels l’émulation de la « charge » entretenait une sorte de folie permanente. Le branle leur était donné par des hommes d’un grand talent, par Charlet, par Poterlet, par vingt autres qu’il serait facile de nommer et qui, pour protester contre la vie bourgeoise, contre ce que l’on appelait alors les épiciers, se livraient sérieusement à des inepties que l’on a l’habitude de réprimer à Charenton. Un jour de congé, dans la belle saison, traversant le pont Royal avec le domestique qui était venu me chercher au collège, je m’arrêtai, comme presque tous les passans, pour contempler un spectacle fait pour surprendre. Une trentaine de jeunes hommes vêtus à la diable de vestes de velours, de surcots de laine, de jaquettes de nankin, chevelus et barbus pour la plupart, marchaient à la file, un par un, collés les uns contre les autres ; ils emboîtaient le pas ; leurs bras battaient en même temps ; en tête s’avançait Théodose Burette brandissant une canne ; tous sur un rythme précipité disaient : « Une, deux ! une, deux ! le choléra ! le choléra ! » Arrivés au bout du pont, ils s’arrêtèrent brusquement, firent volte-face et chantèrent : « Connaissez-vous le