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sang-froid, deux mois durant, en plein XIXe siècle, on s’étonne que les Turcs n’aient pas été mis à jamais au ban des peuples civilisés, et on doute si l’humanité a, depuis trois mille ans, fait un pas en avant. Les Perses de Cyrus, les barbares de Mithridate, ont été infiniment moins féroces que les Turcs du sultan Mahmoud.

Le massacre de Chio a inspiré à Victor Hugo les beaux vers des Orientales :

Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
………….
Veux-tu pour me sourire un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu, fleur, beau fruit ou l’oiseau merveilleux ?
— Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.


Mais la sublime réponse de l’enfant n’est pas à sa place dans la bouche d’un Chiote. C’étaient les enfans d’Hydia et de Psara, îles saccagées comme Chio, qui voulaient de la poudre et des balles. Les Chiotes ne demandaient qu’à retourner dans l’île pour cultiver leurs terres et reprendre leur commerce. Quelques années après les massacres, les Turcs, jugeant que c’était mal entendre l’économie politique de se priver des beaux revenus de Chio, rappelèrent les Chiotes et leur rendirent leurs biens. Les Chiotes revinrent, oubliant ou feignant d’oublier les événemens qui les avaient bannis. Il y eut un accord tacite entre les bourreaux et les victimes pour ne pas se rappeler le passé. La Porte rétablit les Chiotes dans leurs anciens privilèges, lis eurent comme autrefois leur administration autonome, qu’ils conservèrent jusqu’à l’établissement des vilayets. Peu à peu les maisons se rebâtirent, les plantations repoussèrent, le commerce reprit, l’île se repeupla. En 1854, il n’y avait encore à Chio que trente mille habitans ; en 1880, les Chiotes étaient plus de quatre-vingt mille. C’était presque la même population qu’avant l’insurrection. C’étaient aussi presque la même richesse, la même prospérité, le même bonheur tranquille. L’île de Chio était redevenue une des plus riches et des plus riantes de la mer Egée.


III

Au voyageur qui venait de Smyrne à Chio, par le Lloyd, l’île dont il n’apercevait d’abord que les hautes montagnes granitiques, paraissait sévère et stérile. L’épithète qu’Homère donne à Chio :