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roulis de son amour ou de sa fureur, nous allons de surprise en surprise, et chaque vers, dans cette tempête de l’inconstance, éclate comme une lueur nouvelle sur la nature humaine. Combien la passion physique et tout ce qui lui ressemble est peu propre à exciter un profond intérêt, nous le voyons par d’illustres exemples, entre autres par celui de la Nouvelle Héloïse, que nous croyons de voir choisir ici précisément parce qu’il n’est guère de livre plus éloquent. Pourquoi donc cette rare éloquence de Rousseau est-elle loin de nous ravir ? N’est-ce point parce que, dans ce roman, les mystères de l’âme sont trop tôt supprimés ? Un jeune homme qui va droit à l’objet de ses désirs, une jeune fille qui étale au grand jour tous les secrets de son amour pour qu’on n’ait pas la peine de les deviner, qui sans réserve, sans scrupule, avec la décision d’une raison maîtresse d’elle-même, au lieu de lutter contre les orages de son cœur, les dirige, les gouverne, pour assurer elle-même l’agréable naufrage de sa vertu, tout cela peut être étonnant, hardi, mais n’est point fait pour nous émouvoir. Le langage de cette passion, tout brûlant qu’il est, nous laisse froids. Cette froideur tient-elle, comme on l’a dit, à ce que ce roman date d’un siècle et nous parait aujourd’hui démodé ? Sans doute le temps a pu refroidir ces pages, mais certains lecteurs du siècle dernier éprouvaient déjà la même impression que nous. La duchesse de Lauzun écrivait, en 1785, à Mme Necker : « Ce roman n’est cependant pas à beaucoup près celui que j’ai lu avec plus de plaisir ; Clarisse et Cecilia m’en ont fait mille fois davantage. Un amour qu’on s’efforce de cacher est bien plus intéressant que celui qu’on peint d’une manière si vive ; il semble d’ailleurs qu’on croie plus à la sincérité de celui qu’on a pénétré et que l’imagination aille plus loin que les expressions[1]. » L’aimable et modeste duchesse, en ne laissant parler que son sentiment, fait ici, sans y penser, une théorie sur l’art qui a pour nous d’autant plus de prix qu’elle est plus ingénue.

Ces nécessaires artifices dont nous avons parlé, qui consistent en mystères et en détours, semblent au premier abord n’appartenir qu’à un art chétif qui vit de mièvreries, et sont, au contraire, dignes des plus grands poètes. On les a employés, non pas seulement devant des raffinés, mais devant la multitude et dans les plus populaires compositions. Toute la tragédie d’Eschyle, les Perses, repose sur un sous-entendu. Il est vrai que la pièce était jouée devant les Athéniens. Chez les peuples modernes, on n’y met pas tant de façons, et quand en France, en Allemagne ou ailleurs nous voulons sur le théâtre célébrer nos exploits militaires, nous faisons paraître nos soldats, qui battent infailliblement l’ennemi,

  1. Lettre citée par M. O. d’Haussonville, dans la Revue du 15 avril 1880, p. 803.