les êtres les plus vils et qu’ils méritaient bien aussi leur part d’honneurs. En cela, si on ne fut pas toujours décent, on fut très logique ; car, s’il est vrai que dans l’art une chose est intéressante par le seul fait qu’elle existe, il n’y a point de raison de rien exclure ; un goujat qui est, excitera plus l’intérêt qu’un héros qui n’existe que dans l’imagination d’un auteur. On finit par ne plus vouloir que ce qu’on appela les choses, les choses visibles, qu’on peut voir tous les jours autour de soi. Le roman se mit à peindre les objets physiques comme si le monde venait seulement d’être découvert, les traits des personnes comme si on voyait pour la première fois des visages, nos vêtemens et nos meubles comme des curiosités inconnues, et on sut peindre tout cela, il faut en convenir, avec un talent extraordinaire et un relief surprenant. Sur le théâtre, on ne voulut plus se prêter complaisamment à l’illusion des décors ; il fallut des accessoires réels, des pendules véritables sur de véritables cheminées, du vrai feu, de vrais repas où l’acteur ne feint pas de manger, mais mange et apporte sur la scène une faim et une soif authentiques. Le goût de la réalité le veut ainsi. En cela l’art a été plus ou moins encouragé par l’exemple et les légitimes procédés de la science contemporaine qui s’attache surtout à l’étude des phénomènes extérieurs. La physique ne vit que d’observations, l’archéologie nous présente l’antiquité sous la forme d’objets tangibles, la photographie fait parler les objets eux-mêmes, la physiologie cherche à remplacer la philosophie, la chronique avec ses minuties se substitue à l’histoire morale. Dans les sciences, ce goût de la réalité peut être considéré comme un progrès, puisque les sciences sont chargées de nous apprendre les choses, de nous instruire en nous les montrant, et si bonne nous paraît aujourd’hui cette méthode que nous donnons même aux tout petits enfans des leçons de choses. Ainsi depuis la salle d’asile jusqu’aux plus hautes écoles, des habitudes d’esprit nouvelles se sont propagées et ont pénétré même dans le domaine de l’art. Mais là commence une fâcheuse usurpation. L’art ne vit pas seulement de choses réelles, et s’il est obligé de les montrer, il les combine, il les transforme, il les anime et en fait sortir des idées et des sentimens. Les objets peints pour eux-mêmes, qui n’éveillent pas en nous des idées, qui ne provoquent pas de sentimens, ne peuvent retenir ni l’esprit ni l’âme. Il faut donc que dans toute peinture, soit sur la toile, soit dans un livre, il y ait quelque chose qui, sans être formellement exprimée, nous retienne et nous captive. En un mot, dans l’art, ce qu’il y a de plus précieux et de plus charmant est, non ce qu’on nous montre, non ce qu’on nous dit, mais souvent ce qu’on ne dit pas. Qu’on nous permette de présenter sur ce point particulier
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