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même temps que l’évêque Jean l’Aiguisé et immédiatement après la clôture de la session du concile provincial, dont les dernières séances avaient coïncidé avec ses tumultueuses prédications. Aussitôt qu’il apprit l’arrivée de la libératrice d’Orléans, il se rendit au camp français pour lui offrir ses hommages, et, du plus loin qu’il l’aperçut, s’agenouilla devant elle. Jeanne, imitant alors son exemple, s’agenouilla aussi devant le saint homme. Ces génuflexions furent suivies d’un long entretien où les deux interlocuteurs se comblèrent réciproquement de marques de déférence. Rentré dans Troyes, frère Richard ne cessa de faire des sermons par les rues et sur les places publiques jusqu’à ce qu’il eut amené les habitans à ouvrir leurs portes au roi légitime. Afin de prévenir toute pensée de résistance, il appela la terreur et la superstition à son aide. Il disait, entre autres choses, que la Pucelle avait pénétré aussi avant dans les secrets de Dieu que les plus grands saints du paradis, si l’on excepte saint Jean-Baptiste, et qu’elle était capable, si elle le voulait, de s’élever dans les airs avec l’armée de Charles VII pour s’introduire chez eux par-dessus leurs remparts. Il comptait bien que ses auditeurs, impatiens du joug anglais, ne demanderaient pas mieux que de se laisser convaincre, et il ne se trompait pas. Le cri de « Vive le roi ! » s’échappant de toutes les poitrines, répondit comme par enchantement aux exhortations du prédicateur, et bientôt une députation de notables, qu’accompagnait sans doute l’ardent cordelier, alla porter au roi de France l’expression du dévoûment, et à Jeanne d’Arc, le témoignage de la reconnaissante admiration des habitans de Troyes.

Quand on rapproche ce récit de la déposition consignée dans un des interrogatoires de Rouen, on demeure convaincu que l’anecdote racontée par Jeanne à ses juges ne se peut rapporter qu’à une seconde entrevue, postérieure d’un jour ou deux à celle dont on vient de lire le résumé. Dans l’intervalle écoulé entre ces deux entrevues, la Pucelle entendit sans doute parler des bruits ridicules que le prédicateur favori des Troyens avait répandus sur son compte. Tout en applaudissant au but patriotique poursuivi par ce religieux, elle avait trop de droiture, elle détestait trop le charlatanisme pour ne pas se trouver blessée de l’étrange abus qu’on avait fait de son nom. Elle était dans ces dispositions lorsque frère Richard revint au camp à la tête d’une députation de notables chargés de prêter serment de fidélité à Charles VII au nom des habitans de Troyes. Aussi la seconde entrevue contrasta par sa froideur avec l’enthousiasme de la première et fut même marquée par un incident tout à fait comique. Les bourgeois qui faisaient partie de la députation avaient eu soin, en se rendant à cette entrevue, de