Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/854

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Jeanne-d’Arc, conçut le dessein, à l’abri de tout reproche, de couvrir ce terrain de constructions destinées à servir de logemens à des ouvriers. Il éleva dans cette pensée huit grands corps de bâtimens dans lesquels il pratiqua douze cents logemens, comptant sans doute, pour attirer les locataires, sur le bon marché de ces logemens, dont quelques-uns descendaient au prix modique de 60 francs par an. Mais l’événement ne répondit pas à son attente. Cette horreur instinctive de la caserne dont j’ai parlé détourna les ouvriers sérieux de venir s’y établir. Peut-être, il faut le dire, certains détails d’aménagement intérieur de l’immeuble, trop économiquement construit, l’obscurité des escaliers et des corridors, où il faut chercher à tâtons la porte de chaque appartement, l’exiguïté des chambres elles-mêmes, n’étaient-ils pas faits pour les attirer beaucoup. Aussi la cité Jeanne-d’Arc a-t-elle été peu à peu envahie par une population flottante de déclassés, qui ne vient s’y établir que faute de pouvoir s’héberger ailleurs et avec l’arrière-pensée d’échapper au paiement du loyer. Si la porte charretière de chacune des sept entrées de la cité n’était tenue constamment fermée et ne forçait les habitans à sortir par une étroite issue en passant sous les yeux du concierge, il n’y en a guère qui se fissent scrupule de déménager à petit bruit en emportant pièce par pièce leur mobilier. Sur les deux mille locataires environ que contient la cité, il n’y en a pas cent qui vivent d’un gain normal et qui soient dans une situation régulière. Les uns sont des rôdeurs qui viennent y chercher seulement un gîte pour la nuit ; les autres sont des ménages ou plutôt des couples qui se sont formés par hasard, qui se quitteront de même et qui, en attendant, engendrent enfans sur enfans avec l’insouciance de la misère. Les mœurs brutales et malpropres de cette population dégradée ont hâté singulièrement la détérioration de l’immeuble, dont, faute sans doute de tirer de son capital un intérêt suffisant, le propriétaire a laissé tomber dans un état déplorable les conduites et les cours intérieures[1]. Mais ce sont les habitans eux-mêmes qui sont responsables de l’odeur infecte qui s’exhale des cours, où ils jettent des immondices de toute sorte, des haillons malpropres qu’ils suspendent aux fenêtres, des ordures qui souillent les paliers. L’année dernière, ils brisaient les rampes de l’escalier, les portes des cabinets, les fenêtres des appartenons inoccupés, pour se faire, avec les débris, du bois de chauffage. Aussi l’aspect intérieur de cette cité dépasse-t-il tout ce qu’on peut imaginer au point de vue de la saleté des habitans et de leur entassement ; j’y ai compté

  1. Une épidémie de variole qui a fait de nombreuses victimes dans la cité a appelé, l’année dernière, l’attention de l’autorité publique et provoqué deux délibérations du conseil municipal, ce qui donne à chacun le droit d’en parler.