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réfugie. Le vice, qui malheureusement suit toujours de près la misère, y a ses rendez-vous de prédilection qui jouissent dans le monde interlope d’une certaine réputation. Ce sont, sans parler des maisons mal famées de la rue Maître-Albert (encore un souvenir du grand dominicain) et de la rue Zacharie, le Château-Rouge et le Père-Lunettes. Le Château-Rouge, qu’il ne faut pas confondre avec le brillant Château-Rouge de la chaussée de Clignancourt, est un vaste cabaret situé rue Galande, au fond d’une cour dont la muraille extérieure est peinte couleur sang de bœuf. A la porte stationnent toujours des hommes de mauvaise mine qui regardent d’un air malveillant les intrus. Au dedans, une première salle à boire garnie de tables et de bancs en bois reçoit les buveurs toujours en grand nombre. Une seconde plus obscure sert souvent de dortoir à des femmes avinées qu’il ne fait pas bon troubler dans le sommeil de leur ivresse. Le cabaret du Père-Lunettes est, au contraire, une échoppe située dans une infecte ruelle, la rue aux Anglais, et qui doit son nom trivial à une gigantesque paire de lunettes peinte sur l’enseigne. Un comptoir d’étain où l’on boit debout et devant lequel se pressent les buveurs, une petite arrière-salle réservée aux habitués, où il faut quelques précautions pour pénétrer, voilà tout l’établissement, et l’attrait que les endroits borgnes inspirent toujours à ceux dont la conscience n’est pas bien nette explique seul que la nuit il soit difficile d’y trouver un bout de banc pour s’asseoir.

Quant à la misère, elle habite un peu partout, dans des rues étroites, obscures, tortueuses, dont l’existence est dissimulée par les maisons à hautes façades du boulevard et du quai. Quelques-unes de ces rues attestent leur ancienneté par la vulgarité même de leurs noms : la rue de la Huchette, la rue de la Bûcherie, la rue de la Parcheminerie. D’autres, au contraire, rappellent les plus vieux souvenirs de notre histoire : la rue Saint-Julien-le-Pauvre, qui conduisait à une ancienne basilique souvent visitée par Grégoire de Tours et dédiée au patron des voyageurs en détresse :

Saint Julien,
Qui héberge les chrétiens,


dit une vieille Description de Paris ; la rue du Fouare, où prenaient gîte au moyen âge les étudians qui ne trouvaient point à se loger sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève ; la rue de l’Hôtel-Colbert, où s’ouvre encore la porte cintrée, surmontée d’une plaque de marbre noir, de la vieille demeure habitée par la famille du grand ministre. Toutes ces rues sont bordées de maisons à six ou sept étages, où l’on monte par un escalier tortueux. Quelques-uns des appartemens que contiennent ces maisons prennent jour sur la