Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/837

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

depuis vingt ans. Mürger ne s’y reconnaîtrait plus au milieu des rues nouvelles, et il y chercherait vainement la grisette, qui en a été chassée par la galanterie beaucoup plus vénale des cafés dorés et des brasseries du nouveau boulevard Saint-Michel. Mais ce changement est moindre peut-être que celui du quartier de la misère.

La misère enveloppait autrefois comme d’une large ceinture tout le bas de la montagne Sainte-Geneviève. Elle se déroulait le long des quais sur les terrains jadis occupés par le clos des Lias, qui était l’ancien jardin du palais des Thermes, et par les clos de Mauvoisin et de Garlande, dont la rue Galande rappelle encore le nom. Elle s’allongeait derrière les bâtimens de l’Hôtel-Dieu, et, arrêtée par les terrains inhabités de la Halle aux Vins, elle contournait la montagne et remontait le long des pentes abruptes qui aboutissent à Saint-Étienne-du-Mont et à l’ancienne abbaye, occupée depuis par le collège Henri IV. Le centre de tout ce quartier était la place Maubert, cette vieille place populaire dont le nom est une contraction de celui du grand docteur du moyen âge, le maître Albert, et qui a non-seulement sa langue, le français de la place Maubert, mais aussi sa littérature, le théâtre de Cluny reprenant tous les deux ou trois ans, à la grande joie des habitués du quartier, un vieux drame qui est intitulé la Lionne de la place Maubert. La misère trônait à l’aise dans toute cette région ; elle était là chez elle, et il n’y avait guère que la charité qui y pénétrât. Depuis quinze ans, l’aspect de ce quartier a été singulièrement transformé ; le boulevard Saint-Germain l’a en quelque sorte éventré. Passant en plein milieu de la place Maubert, qu’il a presque détruite, il a coupé la misère en deux. Une partie a été rejetée le long de la Seine dans l’étroite bande qui subsiste entre le boulevard et le quai ; l’autre s’est trouvée refoulée vers les pentes de la montagne Sainte-Geneviève, où les larges percemens de la rue Monge et des voies nouvelles qui sont amorcées de tous les côtés l’ont encore pourchassée. Une haute barrière de maisons en pierre de taille, dont le rez-de-chaussée est occupé par des boutiques et les étages supérieurs habités par des familles de professeurs ou de petits rentiers, sépare aujourd’hui ces deux agglomérations de misère dont l’existence pourrait parfaitement être ignorée de celui qui se bornerait à suivre le boulevard ou la rue Monge. Mais, arrivé à la hauteur des Thermes de Julien ou du Collège de France, engagez-vous dans une de ces petites ruelles qui conduisent du boulevard au quai, et au bout de quelques pas vous pourrez vous croire à cent lieues de toute cette civilisation et de ce progrès apparent. Vous vous trouverez, en effet, au cœur de ce quartier où Eugène Sue avait placé autrefois quelques scènes des Mystères de Paris, dans un dédale de petites rues bordées de hautes maisons où la misère s’entasse, où le vice se