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aussi sensibles et aussi brillantes que parce qu’elles préfèrent avec emportement un certain ordre de sentimens exclusifs dont elles aspirent la vie et revêtent les couleurs comme certains insectes portent la livrée de l’arbre qu’ils ont choisi ; or une préférence aussi partiale et aussi ardente ne va pas sans un déséquilibre qui se traduit par une somme plus ou moins forte de défauts.

Encore un mot. L’œuvre de Musset est d’une étroite unité ; mais elle frappe par un caractère d’inachevé. Il y manque un couronnement. Comment n’y manquerait-il pas ? Il n’y a pas de couronnement possible pour une œuvre qui a pris la jeunesse pour thème, et elle doit rester forcément inachevée, comme la vie elle-même est inachevée lorsqu’on la quitte avec la jeunesse ; mais ce caractère n’est aucunement regrettable, car, loin de nuire à l’œuvre de Musset, il en accentue encore la physionomie et en fortifie encore l’unité. Il nous est arrivé un jour dans une excursion de nous trouver à l’improviste devant un château de la Renaissance masqué de tous côtés par les fourrés d’un épais bois tailli qui revêtait jusqu’au faîte la colline où il était perdu. La toiture n’existait plus et l’intérieur n’était qu’une cour spacieuse, mais la carcasse de l’édifice était entière et sur ses murailles respectées se présentaient encore sans mutilations tous les ornemens dont le goût du XVIe siècle les avait chargées : arabesques de guirlandes et de feuillages, fines moulures, délicates figurines, bêtes de blason et devises, héraldiques, sculptées. Je n’ai jamais rien vu de plus riant que cet édifice incomplet, et les quelques traces de vétusté qui se remarquaient çà et là, sous la forme de mousses ou de moisissures, ne servaient qu’à mieux faire ressortir la grâce et la coquetterie de tous ces ornemens, commet les arbrisseaux poussés dans les ruines des édifices. romains ne servent qu’à en faire ressortir la force et la solidité. On aurait dit un palais construit par des fées trop filles de la nature pour se loger comme des hommes et trop amies de la liberté pour supporter de ne pas vivre à ciel découvert. Ce château, c’est L’image même de l’œuvre de Musset telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui, déjà enveloppée de cette solitude et de ce silence qui suivent inévitablement les œuvres d’une époque passée. L’édifice reste debout et intact dans son incomplet, sa solitude n’est pas celle de la mort, pas plus que son silence n’est celui de l’oubli, et tant qu’il y aura en France des cœurs sensibles à la poésie, ils ne pourront s’en approcher sans faire surgir quelque gracieux fantôme ou surprendre dans leur vie secrète quelques-unes des fées de la jeunesse, de la volupté et de la fantaisie, dont il reste et restera le séjour favori en dépit des variations de la mode et des changemens des mœurs.


EMILE MONTEGUT.