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surtout lorsque le moi, comme c’était le cas pour Musset, a été tout entier rejeté par l’accident d’une grande douleur dans un sentiment unique où il s’absorbe et s’oublie. Musset le sentit, et il fit un dernier effort pour se renouveler en s’essayant dans un genre qu’il n’eût pas encore abordé. Il en résulta les six nouvelles publiées ici même de 1837 à 1839. Il ne se trompait pas en s’adressant à la nouvelle comme à un genre dans lequel il pouvait et devait exceller, soit qu’il comprît ce genre à la façon de l’ancien récit romanesque à la française, soit qu’il le comprît à la façon de ces vieux conteurs italiens et gaulois qu’il aimait tant, et dont il a si bien parlé tant en prose qu’en vers. Rappelez -vous ces jolies imitations de Boccace Silvia et Simone, rappelez-vous surtout au début de ce dernier conte ces adorables vers sur la reine de Navarre :

Et ceux qui lisaient son doux livre
Pouvaient passer pour connaisseurs,
C’étaient des gens qui savaient vivre,
Ayant failli mourir ailleurs….


S’il y a eu quelqu’un de notre temps qui eût été capable de faire pour le XIXe siècle ce que Boccace et Bandello ont fait pour les deux siècles de la renaissance italienne, à coup sûr, c’était Musset, Pourquoi l’ambition ne lui est-elle pas venue de tenir registre des aventures sentimentales qui s’étaient passées sous ses yeux et des légendes mondaines qu’il aurait pu recueillir des derniers survivans d’un monde évanoui ? Il eût fait assurément œuvre originale, car il avait toutes les qualités requises pour cette charge de secrétaire de l’amour. Il les avait aussi pour le récit psychologico-romanesque à la façon du XVIIe siècle, pour ce récit où les sentimens tiennent plus de place que les aventurer, et dont la Princesse de Clèves et l’Histoire amoureuse des Gaules sont dans deux ordres opposées les types les plus parfaits. Malheureusement Musset n’attacha jamais à cette tentative qu’un intérêt secondaire et ne porta à sa réalisation qu’un feu languissant, soit qu’il ait considéré qu’il dérogeait en s’adressant à ce genre, soit que l’entreprise, comme son frère nous l’a révélé, lui fût apparue comme un moyen plus facile que la poésie ou le proverbe de se délier de quelques engagemens qu’il avait pris. Malheureusement aussi, en écrivant ces nouvelles, il ne songea ni aux vieux conteurs italiens ni aux romanciers du XVIIe siècle, qui étaient ses modèles naturels, les qualités de son talent étant données, et il pensa de préférence au XVIIe siècle, qui ne l’a pas toujours bien inspiré. Il crut qu’un récit court, rapide, ayant du tour, comme on disait autrefois, rehaussé, selon la nature du sujet, par une touche sentimentale ménagée avec prudence, ou par un grain de piquant, posé çà et là avec un goût coquet comme une