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jour que la poésie de Musset lui donnait l’impression d’un bois de lilas foudroyé ; rien n’est mieux fait que cette pièce pour justifier cet heureux mot. Prenez maintenant la Nuit de décembre. Ici encore, le sentiment est tellement immédiat, tellement actuel, il tient tellement le cœur du poète sous l’étreinte de l’angoisse, il trouble tellement son cerveau par le délire du désespoir, qu’il est absolument impossible d’établir une distance entre l’heure où cette souffrance a été ressentie et l’heure où elle a été exprimée. L’excès de cette souffrance a été tel qu’il a engendré l’hallucination, car c’est une parfaite hallucination, tant pour la précision et le relief du fantôme que pour la régularité de ses retours, si parfaite et donnant si bien l’illusion de la réalité qu’elle a fait commettre une légère erreur de jugement au plus fin des critiques, Sainte-Beuve. Ce nom de solitude que se donne l’apparition du double à la dernière strophe de la pièce, lui parut trop abstrait pour les tableaux si concrets qui venaient de passer sous ses yeux ; mais cette observation prouve tout simplement qu’il n’a pas compris le phénomène que le poète a voulu présenter, celui de cette profondeur de tristesse où nous nous regardons vivre, où nous sentons que nous n’avons d’autre consolateur que nous-même, et où il nous semble qu’une partie de notre être se détache de nous pour nous aider à souffrir.

L’effet de cette poésie est instantané et électrique sur le lecteur, car, à force d’être personnelle, elle est physique et nous saisit comme les émotions mêmes de la vie. Le poète nous communique sa passion ou sa douleur comme s’il était présent devant nous et qu’il nous prît à partie ou à témoignage. Qui donc, voyant un visage étincelant de colère se dresser devant lui ne frémira d’irritation ou ne blêmira de crainte ? Qui donc, s’il est spectateur d’une scène douloureuse, ne sentira les muscles de son cœur se contracter et les larmes monter à ses yeux ? Tel est Musset pour son lecteur. Cette instantanéité d’émotion a encore une autre cause, et les Stances à la Malibran et Après une lecture nous la dévoilent du premier coup d’œil : c’est une force d’impulsion et une puissance d’intonation que rarement poète a possédées au même degré. Dès ses premières mesures, cette poésie prend le lecteur et l’emporte dans son mouvement avec une facilité irrésistible ; c’est quelque chose comme le premier mouvement du navire lorsqu’il prend le flot et qu’il se sent en la possession d’un élément qui le portera jusqu’au bout ; c’est encore bien davantage la sensation immédiate que la musique produit sur qui l’écoute, cet embarquement de l’âme sur les ondes sonores qu’elle accomplit avec une si merveilleuse douceur que nous ne nous apercevons de notre départ que lorsque nous sommes déjà dans la pleine mer