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Musset peut donc être dite terminée ; désormais il n’ajoutera plus que peu de choses à ses productions antérieures. C’en est fini pour toujours des longs poèmes ; la comédie de fantaisie est close aussi maintenant ou à peu près. En un sens cependant le programme de la Nuit de mai fut exécuté. Quoique toutes les poésies de Musset indistinctement appartiennent au genre lyrique, le poète lyrique, à proprement parier, appartient à cette période nouvelle. A partir de ce moment, toutes ses inspirations prennent une forme purement individuelle ; c’est à lui-même qu’il revient sans cesse, i ! semble qu’il ne puisse plus se détacher de son moi. On se rappelle, dans la Nuit de mai, la superbe comparaison du pélican distribuant ses entrailles à sa couvée ; Musset tint à montrer que ce n’était pas là une simple figure de rhétorique, et il ne voulut plus composer sa poésie qu’avec le sang de son cœur et les larmes de ses yeux. C’est par cette poésie douloureuse, mais trop cruelle et trop épuisante pour pouvoir être longtemps féconde, que pendant quelques années encore il va poursuivre sa carrière et accroître sa renommée. Ce fut donc là, si l’on veut, un poète nouveau, car il est certain que jamais Musset ne s’est élevé plus haut et ne s’est montré si noble. La douleur l’a réellement purifié ; plus rien dans ces inspirations lyriques de fumeux, d’équivoque et de trouble ; plus rien même dans ses rares heures de gaîté de cette lie de bouffonnerie cynique dont il aimait à barbouiller ses plus belles créations comme pour les marquer d’un stigmate de libertinage et leur faire porter les couleurs de la Vénus impudique. Comparez par exemple le petit poème une bonne Fortune et l’Idylle à ses anciennes fantaisies voluptueuses, et voyez comme la pétulance d’autrefois s’y est tempérée d’aimable mélancolie et comme le plaisir y parle un langage plus décent. Toutes les inspirations de cette période sont donc de la plus haute valeur ; mais quelles sont en petit nombre ! Comptez bien, il n’y en a pas en tout plus de dix : les quatre Nuits, l’Espoir en Dieu, la Lettre à Lamartine, les Stances à la Malibran, la satire sur la Paresse, Souvenir, une Soirée perdue, Après une lecture, c’est tout. Je ne dis rien de Lucie, cette élégie ne se rapportant pas à cette période puisqu’elle a été composée avec des fragmens de l’ancien poème condamné le Saule. Quant à l’Idylle, au petit, poème une Bonne Fortune, et à ces deux charmantes imitations de Boccace Sylvia et Simone, ce sont œuvres gracieuses qui se rapportent au Musset des périodes précédentes : Rarement on a conquis la gloire avec un bagage moins pesant. Cela est peu, si l’on songe au bagage lyrique de Lamartine et de Victor Hugo, et cependant c’est justement que Musset occupe une des premières places parmi ceux qui dans ce siècle ont cultivé cette forme de poésie.