Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/799

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les âges de la vie, voilà qui fait consoler de la perte de la jeunesse et qui même permet de ne pas s’en apercevoir, car un tel amour fait passer la jeunesse de l’enveloppe où elle n’est plus dans l’âme, où elle nous reste jusqu’à la mort, et cette perpétuité de jeunesse Musset la refusa, non par ignorance, hélas ! mais par faiblesse complaisante pour des attachemens qui n’ont qu’une heure. Ne soyons pas trop sévère cependant à Musset pour cette faiblesse, car elle nous dit encore à quel point il fut exclusivement créé pour cette unique saison de la vie qui s’appelle la jeunesse. Cette impuissance qu’il éprouve à séparer l’amour de l’idolâtrie des créatures, tout jeune homme l’éprouve comme lui. Il y a plus que cette impuissance chez le jeune homme, il y a répugnance invincible à concevoir l’amour autrement qu’étroitement incarné et dans sa forme la plus limitée. L’amour en soi, séparé de toute personnalité distincte, lui apparaît comme un fantôme de tristesse, et ce n’est pas lui qui reprocherait jamais à Léopardi d’en avoir fait le frère de la mort. Nous retrouvons dans nos souvenirs une confidence qui nous fut faite il y a bien des années et qui illustre à merveille cette importante particularité psychologique : « Je traversais tout seul un jour la plus belle de nos places publiques dans une heure de découragement profond et où je ne voyais rien dans la vie où je pusse m’attacher, nous dit l’auteur de cette confidence. J’allais donc, roulant dans ma tête les pensées les plus tristes, lorsque tout à coup je m’entendis me disant à moi-même : « Aime les idées. » Subitement, à l’appel de cette voix intérieure, il me sembla que j’étais transporté au sommet du Mont-Blanc, séjour de la solitude éternelle et des glaciers qui ne fondent jamais, et un long frisson qui parcourut tout mon corps me témoigna de la terreur que je ressentais. » Certes, voilà un frisson que l’on n’éprouve plus lorsqu’on a dépassé le méridien de la vie, mais il faut avoir dépassé ce méridien pour sentir la chaleur, que les idées empruntent aux flammes du soleil de vérité et de beauté d’où elles émanent.

Pratiquer imparfaitement et avec des rechutes fréquentes d’infidélité la religion à laquelle on appartient est déjà chose grave pour l’âme du croyant ; il y a pis cependant, c’est de l’outrager par l’impiété et de la violer par le sacrilège. Voilà le crime noir, irréparable, celui qui engendre le remords que rien ne peut étouffer, celui qui, dans la tragédie du vieux poète Marlowe, baigne des sueurs de l’épouvante le nécromant à son agonie, celui qui, dans les légendes du moyen âge, pousse les coupables à chercher l’expiation par les moyens les plus désespérés. Dans la religion de l’amour, ce crime capital s’appelle la débauche, et Musset avouait l’avoir commis avec récidives multipliées. De tous les principes de sa mélancolie, ce sacrilège fut à coup sûr le plus actif et le plus