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fatal à l’âme entre les facultés intellectuelles et les facultés sensibles, et privé par là de toute chaleur fécondante la partie aimante de l’homme. Les croyances avaient été détruites, disait-on, pour émanciper l’intelligence, mais on n’avait pas réfléchi qu’il y a encore autre chose que l’intelligence dans l’homme, que le même homme qui pense est aussi un homme qui sent, et que de ces deux fonctions c’est la dernière qui est la plus importante socialement, car c’est celle qui, par l’amour, entretient la vie morale autant que physique et la transmet, rattache les hommes par la fraternité religieuse et relie les générations entre elles par la chaîne des traditions. On n’avait pas réfléchi non plus que, si les lumières de l’intelligence éclairent quelques esprits, elles n’ont jamais consolé les souffrances de personne, — le mot est de Musset même, — et que l’homme est ainsi fait que, le bonheur étant l’objectif de sa nature, il veut être heureux par la même vérité qui force sa conviction, ou sinon elle n’aura sur lui aucune force de persuasion, d’où la supériorité, au moins sociale, de la religion, qui répond à la fois à ces deux exigences de l’âme humaine, sur la philosophie, qui ne répond qu’à une seule. La formule par laquelle on peut résumer tout Rousseau : Sans religion pas de mœurs, et sans mœurs pas de société, Musset l’a reprise en en changeant le second terme : sans religion pas d’amour, et sans amour pas de société. De là les invectives passionnées dont ce sceptique et cet incrédule poursuit la race des sophistes, des ergoteurs, des analyseurs de toute espèce, le long et funèbre soliloque de Franck dans la Coupe et les Lèvres, maint passage de Namouna, la célèbre apostrophe à Voltaire dans Rolla, et même ce poème tout entier, l’Espoir en Dieu, la Lettre à Lamartine, et cette éloquente page qui termine la première partie de la Confession d’un enfant du siècle : « Hommes du siècle, pensez à Abailard lorsqu’il eut perdu son Héloïse. » L’œuvre des sociétés modernes, concluait le poète, est donc menacée par le fait même par lequel elle s’est accomplie, et celui qui vous parle ainsi est un enfant du siècle lui-même, c’est-à-dire un homme qui n’admet pas plus que vous les croyances dont il accuse la disparition, mais qui s’étonne seulement que vous n’en soyez pas aussi malheureux que lui. Car, sachez-le, le mal est sans remède dans l’avenir comme dans le présent. Les croyances que vous avez détruites ne renaîtront plus, soyez-en sûrs, mais aucune autre ne les remplacera. Il est trop tard maintenant que l’âme humaine a perdu par vos leçons la spontanéité des instincts et la docilité des sentimens. Vous avez détruit les derniers germes d’une terre épuisée qui ne les renouvellera plus. Rappelez-vous avec quelle éloquence cette idée sombre est mise en relief dans l’admirable début de Rolla :