Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/779

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

centaines, les uns de misère, les autres sous le fer des Turcs là où Jésus est mort ; mais à mesure que les premiers tombaient, il en arrivait de nouveaux ; les rangs de cette armée pacifique, qui recevaient sans cesse des blessures sans jamais en faire elle-même, sont toujours restés compacts. Assurément l’héroïsme du guerrier sur le champ de bataille est une grande et belle chose, et l’on doit admirer Godefroy de Bouillon et ses compagnons arrachant des mains des infidèles, à travers les flèches et les javelots, le tombeau profané du Christ. Mais peut-être l’héroïsme caché et tranquille des franciscains, luttant sans honneur, sans éclat, mais avec plus de courage encore, pour la même cause, est-il plus digne d’estime. Dieu seul a été témoin de leurs nobles actions ; ils n’ont eu ni la consolation de la gloire, ni celle des succès brillans ; mais si se dévouer pour une illusion généreuse et sacrifier sa vie à une folie sublime, en dépit de l’éternelle déception dont il est le jouet, constitue la véritable dignité de l’homme, la dernière des croisades, la croisade sans armes des franciscains, est la plus belle de toutes et celle qui mériterait d’être célébrée avec le plus d’émotion.

Longtemps les franciscains ont été le seul clergé de la Palestine, et peut-être vaudrait-il mieux, du moins pour nous Français, qu’il en fût encore ainsi. La création d’un patriarcat de Jérusalem et d’un clergé latin, qui est presque tout entier composé d’Italiens, a diminué notre influence. Jadis le custode des franciscains était patriarche de Jérusalem ; aujourd’hui le patriarche est nommé à Rome, et naturellement il est choisi en Italie. Je ne veux pas traiter ici la question du protectorat français sur les lieux, saints : c’est un sujet peu connu, malgré les flots d’encre qu’il a fait verser ; il demande à être abordé à part. Nos intérêts en Syrie : sont confondus avec les intérêts catholiques ; le jour où nous l’oublierions, l’Autriche ou l’Italie prendrait dans ce pays la place que nous y occupons aujourd’hui. Mais pour maintenir notre suprématie, il faudrait que nous fissions nettement de la politique religieuse et que cette politique fût à la fois très ferme et très habile. Je viens de parler avec admiration des franciscains ; néanmoins cet ordre traverse en ce moment une crise ; il devrait, pour répondre aux nécessités actuelles, se transformer ou du moins accepter le concours d’ordres plus jeunes, plus ardens que lui. Il a contribué beaucoup par ses écoles et par sa propagande intellectuelle au développement moral des populations de la Palestine. On peut visiter au couvent de Saint-Sauveur une imprimerie qu’il a établie depuis longtemps et d’où sortent chaque année de nombreux livres plus dévots qu’utiles, mais dont quelques-uns cependant sont utiles. Les écoles franciscaines ont également rendu d’innombrables services. Cependant les franciscains italiens, lesquels forment la majorité de l’ordre, sont