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De même que tes pèlerins russes sont beaucoup plus exploités par leur clergé que les pèlerins latins, de même aussi ce sont eux qui paient le plus large tribut aux marchands d’objets pieux qui pullulent à Jérusalem. C’est une des nombreuses plaies de cette ville. Les rues sont encombrées de petits négocians qui s’attachant à vos pas, qui vous escortent avec une persistance odieuse, qui vous tirent par la manche et vous poussent violemment dans leurs boutiques pour vous obliger à acheter des chapelets, des croix en nacre, des images, des objets en bois d’olivier, etc. Du plus loin qu’ils vous aperçoivent, ils fondent sur vous ; vous n’échappez à l’un que pour être assailli par un autre, et cela dure ainsi indéfiniment. Grâce à la merveilleuse facilité avec laquelle ils apprennent les langues, la plupart de ces Syriens savent le français. Ils m’abordaient tous en me demandant des nouvelles de Paris, où ils prétendaient être allés pendant l’exposition. A les en croire, Jérusalem tout entière aurait été transportée au bazar du Maroc dans le champ de Mars et y aurait fait des affaires merveilleuses. J’ai peine à me persuader que les croix et les chapelets aient eu un si beau succès à l’exposition. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Paris est pour les marchands pieux de Jérusalem une sorte de paradis tesrestre, un lieu merveilleux dont ils ne parlent qu’avec enthousiasme. Par reconnaissance patriotique, je me suis laissé entraîner à acheter à plusieurs d’entre eux des souvenirs de terrer-sainte. Les habitans de la Palestine travaillent la nacre avec beaucoup d’habileté, on sent qu’ils ne manquent pas d’art et qu’ils feraient d’excellens ouvriers s’ils étaient mieux dirigés. Mais peu leur importe que leur industrie soit plus ou moins brillante, pourvu qu’elle soit prospère ! Or il doit être assez facile de se faire rapidement une petite fortune en mettant les pèlerins en coupe réglée. Le parvis du Sainte-Sépulcre est couvert de marchandises, comme l’était celui du temple lorsque Jésus, saisi d’une sainte colère, en chassa les marchands à coups de fouet. On y vend pour les Latins des croix et des chapelets et pour les orthodoxes des icônes, des objets en verre soufflé, des peintures extravagantes qui obtiennent le plus grand succès. Rien n’égale la vivacité avec laquelle se débat le prix de toutes ces reliques. Je me suis souvent amusé à écouter les marchés qui se font chaque jour dans cette sorte de halle pieuse. Les marchands des bazars turcs et arabes ont moins de ruse, moins de souplesse que les marchands de Jérusalem. J’ai vu l’un de ces derniers qui, n’ayant pu vendre en bloc une image de saint Pierre peinte de couleurs éclatantes, la coupait en morceaux et en distribuait les lambeaux à un groupe de pèlerins qui les payient d’une légère monnaie : celui-ci emportait la tête du saint, un autre une jambe, un troisième un bras, un quatrième l’estomac, un cinquième