Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/707

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas, quelques mois après, d’adresser à la convention cette plainte : « Je fus vexé sous l’ancien régime, les ministres me tourmentaient ; mais les vexations de ceux-là n’étaient que des espiègleries auprès des horreurs de ceux-ci. » Encore pourrait-on croire que, s’il regrettait cet ancien régime, où « la raison était tant insultée dans des institutions gothiques, » il le regrettait seulement comme certains hommes regrettent leur femme, mauvais maris, excellens veufs ; mais non, sous ce régime absurde, il lui arrivait de dire, s’il était compromis dans quelque méchante affaire : « Ce qui me perce le plus le cœur en ce funeste événement est l’impression fâcheuse qu’on a donnée au roi contre moi : on lui a dit que je prétendais à une célébrité séditieuse ! » Séditieux, il ne voulut jamais l’être. Il dénonçait les abus, parce qu’il « voyait les choses sans brouillard » et ne pouvait s’empêcher de dire ce qu’il en pensait. Mais comment accuser Figaro d’espérances factieuses, parce qu’il s’écrie : « Qui sait si le monde durera encore trois semaines ? », quand Louis XV répond à M. de Gontaut : « Les choses comme elles sont dureront autant que moi ? » Comment prendre ombrage du malin barbier qui jette au nez des gens : « Vous vous êtes donné la peine de naître, » quand le comte Almaviva prononce des jugemens dans ce goût : « S’ils font ensemble un autre ouvrage, pour qu’il marque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son nom, le poète son talent ? » Almaviva, sans doute, connaît le mot de M. de Maurepas aux conseillers du parlement Maupeou qui se plaignaient de ne pouvoir se rendre à l’audience sans être insultés par le peuple : « Allez-y en domino, vous ne serez pas reconnus, » Dès que les grands se raillent eux-mêmes, les petits, ce me semble, peuvent bien les y aider sans leur vouloir mal de mort, et d’ailleurs au moment où paraît le Mariage de Figaro, Beaumarchais compte plutôt parmi les grands que parmi les petits. Interrogez M. de Loménie (sur la place qu’il tient alors dans la société de son temps : M. de Loménie vous citera bien des menus faits qui montrent l’importance de ce singulier personnage. L’époque est loin où il écrivait à son père : « Ne soyez étonné ni de ma réussite ni du contraire, s’il arrive : » sa réussite paraît maintenant assurée. L’ancien horloger rédige des « mémoires particuliers pour les ministres » et des « manifestes pour l’état ; » et en marge de ces mémoires, le roi ne dédaigne pas de répondre aux questions qu’il lui adresse. Vergennes le traite comme un officieux dont les services passent au-dessus de sa tête ; d’Estaing le complimente sur les succès de « sa marine, » et le congrès des États-Unis lui envoie ses remercîmens. Est-il condamné au blâme, c’est-à-dire à la mort civile ? M. de Sartines, lieutenant de police, est forcé bientôt de lui dire : « Ce n’est pas tout d’être blâmé : il faut encore être modeste. » Entre-t-il en prison ? Aussitôt on le prie d’en sortir, et, comme il faut que le roi se fasse pardonner