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en tête à la fois de rembrunir, Beaumarchais comme tel de ses camarades avait rembruni Molière, et de manifester son adhésion au gouvernement de la république. M. Coquelin n’était plus un comédien vulgaire : il se posait du même coup en abstracteur de quintessence et en confesseur de la foi, de cette foi révolutionnaire qui fait les Talma et aussi les Collot d’Herbois. Pour y trouver à redire et blâmer cette version nouvelle, il fallait avoir l’esprit léger et l’âme royaliste. Depuis que Musset a parlé de

Cette mâle gaité, si triste et si profonde
Que, lorsqu’on vient d’en rire, on en devrait pleurer,


vous savez quel travail critiques et comédiens ont fait pour renfrogner Molière. On ne le reconnaîtrait plus au cabaret du Mouton blanc, cet aimable Gélaste, à qui La Fontaine fait dire : « Le rire est l’ami de l’homme et le mien particulier. » Non-seulement Alceste et Arnolphe, mais Harpagon et Tartufe, mais Dandin et Sganarelle sont devenus peu à peu des héros quasi-tragiques. Oui, vous lisez bien, Dandin et Sganarelle : on n’ose plus seulement les regarder sans pleurer. Devant eux, on ne prend plus le temps de rire : on pleure d’abord, ensuite, et jusqu’à la fin. Pour moi, dussé-je m’attirer ce reproche que jette Ariste-Boileau à Gélaste-Molière, dans les Amours de Psyché : « Vous êtes le plus frivole défenseur de la comédie que j’aie vu depuis longtemps ; » dussé-je même paraître encore plus grossier que frivole, j’avoue que je préfère n’y pas entendre malice, rire d’abord au théâtre et ne pleurer que sur l’oreiller. Dandin, à mon sens, ne demande pas les mêmes larmes qu’Othello ; Molière n’a montré qu’un des masques du monstre ; il a choisi le comique ; libre à nous de regarder l’autre, par un détour de pensée, quand, les pieds sur nos chenets, nous rêverons à la pièce ; mais le comédien n’a pas le droit de retourner publiquement ce Janus, et la moelle, au théâtre, doit rester dans l’os.

Cependant cette erreur, dans l’interprétation de Molière, est plausible en somme ; ce soin que prend le comédien d’avancer nos réflexions est indiscret sans doute, mais il n’est pas absurde : l’os est rompu mal à propos, mais la moelle s’y trouve, et l’acteur, en le rompant, n’a péché que par excès de zèle. Aussi une telle faute n’eût pas suffi à M. Coquelin : il l’eût jugée trop excusable et facile ; il eût dédaigné, nous le savons, de faire prendre Alceste au tragique. Le beau mérite, au demeurant, si le personnage a deux faces, d’exposer à la rampe celle qui regardait le fond ! Le vrai talent, c’est de retourner ce qui n’a pas d’envers ; et voilà justement ce qu’avait entrepris M. Coquelin : il voulait nous donner un Figaro de la Triste-Figure. Figaro ne dit-il pas qu’il se presse « de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer ? » Patience ! ne rions pas si vite, et nous serons obligés de pleurer !