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imitations ou de ces réminiscences fort naturelles à une collaboration dont aucun des contemporains ou des successeurs immédiats de Shakspeare n’a parlé. Avons-nous le droit aujourd’hui, après tant d’années écoulées, de partager entre deux écrivains des œuvres qui ont été si longtemps attribuées à un seul ? La hardiesse de miss Lee n’a point cependant paru suffisante au savant M. Furnivall, qui, tout en applaudissant au mérite de son travail, lui a demandé d’aller plus loin encore et de déterminer la part de chaque poète dans la seconde et dans la troisième partie d’Henri VI. Son rêve serait de pouvoir dire scène par scène ou plutôt vers par vers : Ceci est du Greene retouché par Shakspeare ; ceci est du Greene retouché par Marlowe ; ceci est du Marlowe retouché par Shakspeare. Si la curiosité de M. Furnivall est satisfaite par le nouveau travail qu’il propose à la bonne volonté de miss Lee, le public s’étonnera un peu de la témérité d’une telle entreprise. La critique conjecturale a du bon, mais à la condition qu’elle ne se surfasse pas elle-même et qu’elle ne prétende point à la certitude. Son excuse, c’est sa modestie. Elle friserait le ridicule si elle voulait apporter une précision rigoureuse dans le développement d’hypothèses qui manquent de bases précises ; elle ne peut guère obtenir un peu de créance que si elle commence elle-même par reconnaître tout ce qui lui manque, bien loin de vouloir déguiser la pauvreté réelle de ses argumens sous le luxe apparent de ses découvertes. Si elle était absolument sincère, elle serait obligée de convenir qu’elle travaille dans le vide, qu’elle ne peut rien garantir de ce qu’elle avance et qu’il n’y a peut-être aucune part de vérité dans les conjectures qu’elle hasarde.

Le seul service réel que puissent nous rendre des études de textes aussi approfondies que celles de miss Lee, — et cela seul suffit pour les justifier, — c’est de nous faire mieux connaître les affinités de Shakspeare avec ses prédécesseurs immédiats et de nous aider à mieux comprendre en quoi il leur est supérieur dès le début. Nous le savions déjà, mais nous le savons encore mieux aujourd’hui, Shakspeare leur doit quelque chose pour la versification et pour la formation de son style ; il ne leur doit presque rien pour le dessin des caractères, encore moins pour l’art de grouper les personnages et de maintenir, à travers la variété et le mouvement rapide des incidens, l’unité dramatique de la composition.


A. MÉZIÈRES.