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goûtait peu la circoncision et il jugeait que, sans le vin, l’existence d’un saint manque de gaîté. Il finit par se décider en faveur du christianisme grec, tel qu’on le pratiquait à Byzance, et il enjoignit à ses huit cents femmes, à ses boyards comme à ses paysans, de se faire baptiser tous entre deux soleils. On saisit Peroun au collet, on le lia avec des cordes, on le traîna au bord du Dnieper, on l’y précipita. On le croyait mort, il revint sur l’eau ; il poussait de bruyans soupirs, il pleurait « Nage seulement, lui criait-on, et tu te tireras d’affaire. » Et il nageait. Plus d’une fois il tenta d’aborder sur la rive, on le repoussait, on lui attachait des pierres au cou, on le rejetait dans le fleuve, et il se remettait à nager jusqu’à ce qu’il disparut dans un rapide. A Novogorod, les choses se passèrent autrement. Le grand Peroun de l’endroit, avant de s’engouffrer dans la Wolkhov, jeta en l’air un gourdin en s’écriant : « Voilà un souvenir que je vous laisse. » Bien des années plus tard, les habitans de Novogorod-la-Grande croyaient entendre sa voix et son cri, et ils se bétonnaient les uns les autres pour honorer sa mémoire et conjurer sa colère[1]. Oui, les idoles ont la vie dure, et le paysan russe porte toujours dans son cœur le grand Peroun. Il lui faut un dieu réel et terrestre, un de ces dieux qu’on voit et qu’on entend, un dieu aux pieds de fer, qui lance la foudre sur les méchans et fait pleuvoir la manne de ses bénédictions sur ses élus. Qui lui ôterait son dieu le réduirait au désespoir, et Alexandre III n’a eu garde d’attenter à sa religion. « Nous sommes appelé, a-t-il dit dans son manifeste du 11 mai, à consolider dans l’intérêt de la nation la puissance autocratique que la divine Providence nous a confiée et à la protéger contre toutes les tentatives hostiles. »

Le manifeste, de l’empereur Alexandre III a causé un vif chagrin aux libéraux russes, qui, nous ne savons pour quelle raison, s’attendaient à autre chose, et ils s’en sont pris de leur déception aux sourdes menées de M. Pobedonoszef. L’empereur n’a promis à son peuple aucun des changemens qu’ils espéraient ; il n’est sorti de son silence que pour rappeler qu’il était un empereur de droit divin, pour revendiquer dans sa plénitude le pouvoir autocratique qu’il a hérité de ses ancêtres, et les dictionnaires nous apprennent qu’un autocrate est un souverain dont la puissance n’est soumise à aucun contrôle légal. Faut-il croire qu’il n’ait confiance que dans sa force et dans les mesures de rigueur, qu’il entende ne rien innover, s’en tenir au statu quo, s’enfermer dans sa grandeur solitaire,

Et les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Regarder en pitié tout ce que chacun dit ?
  1. Russlands Werden und Wollen, von Franz von Löher ; Munich, 1881, Ier vol. page 40.