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Louis XVI avait une véritable unité nationale, de longues traditions elle n’était point dépourvue d’élémens conservateurs, et cependant la constituante s’y est bientôt changée en convention. Qu’attendre d’un pays où l’église n’a aucune action sur les lettrés, où la culture des esprits date d’hier ou d’avant-hier, d’un pays où il n’y a pas de véritable bourgeoisie et dans lequel les classes dirigeantes sont plus disposées à accélérer le mouvement qu’à le ralentir, sans compter que la population s’y compose d’une douzaine de nationalités qui s’entre-détestent et qui représentent tous les degrés de la civilisation ? »

Comme M. Eckardt, beaucoup de libéraux russes ont peur de ce semski sobor, ils n’en veulent pas courir les risques, ils craignent que le flot qui apportera ce monstre ne recule épouvanté. Ils en concluent que la seule solution possible et sage est la décentralisation, que des parlemens locaux ou provinciaux offriraient autant d’avantages qu’un parlement central offrirait de dangers. Il y a dans l’empire russe des groupes naturels de populations, propres à former des gouvernemens généraux, et certaines villes sont de vraies métropoles, telles que Saint-Pétersbourg, Moscou, Orenbourg ou Kasan, Wilna, Kiev, Odessa, Riga et Varsovie. Si chacun de ces groupes avait son parlement, qui ne serait appelé à délibérer que sur des affaires locales ou provinciales, la vie publique se développerait par degrés dans des conditions saines et heureuses. Les Petits-Russes ne débattraient que les intérêts de la Petite-Russie, les Grands-Russes contrôleraient les comptes de leurs gouverneurs, les habitans de la Russie blanche et les Lithuaniens s’appliqueraient à redresser leurs griefs particuliers, les Russes de l’est s’occuperaient de leurs affaires de famille et quelquefois de celles des Baskirs et des Kalmouks. On ne se piquerait pas de faire des lois communes pour quatre-vingt millions d’âmes qui se ressemblent très peu, on ne gravirait pas le mont Sinaï pour y causer face à face avec le Jéhovah nihiliste, ou ne se perdrait pas dans des abîmes d’idéologie, les questions qu’on traiterait seraient intéressantes et curieuses et ne laisseraient pas d’être compliquées, les discussions seraient utiles et pratiques, et tout le monde s’en trouverait bien, sans que la dynastie ou l’état fussent mis en péril.

Le malheur est que cette solution souffre de grandes difficultés. Il faudrait d’abord que le gouvernement impérial fît acte d’abnégation, qu’il consentît à se dessaisir des pouvoirs dont il est le plus jaloux, qu’il conférât une sorte d’autonomie politique aux divers territoires que représenteraient ces parlemens provinciaux. Il trouvera sans doute qu’on lui demande beaucoup ; les gouvernemens n’ont jamais aimé à se dessaisir. Et puis ne pourrait-il pas arriver que Petits-Russes, Lithuaniens, Polonais oubliassent à la longue qu’ils sont Russes ? Ne pourrait-il pas se faire que chaque province autonome tirât de son côté, que des sutures encore imparfaites vinssent à se rompre, que l’unité nationale fût