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les plus innocentes, on attentait à leurs prérogatives, on ne leur laissait que le droit de se taire. On avait soustrait les fils de popes et de diacres à la servitude héréditaire qui pesait sur eux ; on leur permettait de faire tous les métiers, mais on leur interdisait d’entrer à l’université pour y compléter leurs études. Selon que le vent soufflait du couchant ou de l’est, la Russie respirait un air de liberté ou retombait au pouvoir de la verge. On était à la merci des accidens et des caprices, et, tour à tour, on comparaissait devant un jury ou on était condamné sommairement par un pacha de la gendarmerie ; quelquefois même après avoir été acquitté par un juge, on était interné quelque part ou expédié en Sibérie. Donner et retenir ne vaut, et si les peuples se résignent à ce qu’on les foule, ils aiment du moins à savoir sur quoi ils peuvent compter. Le despotisme sans phrases d’un Nicolas leur paraît plus supportable qu’une autocratie doucereuse et fantasque qui, aujourd’hui, fait patte de velours ; mais défiez-vous, la griffe est là-dessous, vous l’apprendrez demain à votre dam. Ces perpétuelles contradictions ont fini par aigrir les esprits, par consterner les humbles et les doux, par exaspérer les violens et par lasser la patience russe, qui ne se lasse pas facilement.

Les libéraux russes en sont venus à réduire le crédit illimité que leur condescendance avait ouvert au bon vouloir de leur souverain ; ils n’entendent plus s’en remettre uniquement à son initiative du soin de les rendre heureux. Ils veulent que la nation ait voix au chapitre, qu’on la charge de contrôler l’application des lois libérales qu’on lui promet. Mais quelle forme convient-il de donner à ce contrôle ? Sur ce point ils se partagent et se divisent. Les plus sages, les plus circonspects demandent peu de chose pour commencer ; ils désirent que l’empereur et ses conseillers élaborent leurs projets à tête reposée et les soumettent à l’examen d’une réunion de délégués, qui n’auraient qu’un simple pouvoir consultatif et se borneraient à donner modestement leur avis quand on leur ferait l’honneur de le leur demander. Reste à savoir si la modestie est une vertu russe. Est-il facile de gouverner ses rêves et de se contenter de peu dans ce pays de plaines immenses, où les vents sont violens et où les horizons sent infinis ? Se flatte-t-on de faire entendre raison à des imaginations promptes à s’allumer, qui ne connaissent pas le danger, qui se grisent de leurs fumées et pour lesquelles l’espérance est un fanatisme ? Comme on l’a remarqué, les sociétés d’abstinence absolue ont été inventées pour l’usage des gens incapables de se modérer ; le jour où ils cessent de s’abstenir, on les voit rouler sous la table. Peut-on croire que les délégués qu’on réunira pour leur demander leur avis se renfermeront longtemps dans leurs attributions, qu’ils prendront leur parti d’être simplement consultés ? Dès qu’ils seront coude à coude, l’envie ne leur viendra-t-elle pas de joindre au droit d’opiner le droit