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fondemens par une jeunesse impie et perverse ; ils déclarent qu’à cet effet il faut revenir en arrière, retourner à l’ancien système, et ils s’écrieraient volontiers comme certain personnage du génial auteur de Fumée : « De la poigne et des formes, mais de la poigne surtout ! ce qui peut se traduire ainsi en russe : Sois poli, mais casse-lui la gueule. »

Les rétrogrades soutiennent que l’empereur Alexandre II a été la victime de ses bonnes intentions, qu’il a commis une faute à jamais regrettable en rompant avec l’ancien système, avec cette politiques de résistance si glorieusement pratiquée par Nicolas Ier, que c’est la cause de tous les maux, de tous les désordres dont souffre aujourd’hui la Russie. — Voyez, disent-ils, où conduisent les réformes ! Pourquoi Alexandre II a-t-il succombé à la fatale tentation d’innover ? Un grand empire ne peut subsister que par une immuable fidélité à ses traditions de gouvernement ; malheur à qui se permet d’y toucher ! Sit ut est aut non sit ! Plus Alexandre II s’appliquait à tout réformer, plus les imaginations devenaient exigeantes et plus le mécontentement grandissait. On a créé de nouvelles universités, on a multiplié imprudemment les gymnases et les écoles supérieures, et ces écoles sont devenues des pépinières de nihilistes ; on se piquait d’instruire la jeunesse, de l’initier à tous les secrets de la science moderne, et la lumière qu’on faisait pénétrer de vive force dans les cerveaux russes n’y a enfanté que des monstres ; On a émancipé les serfs ; le résultat le plus net de cette belle opération a été de ruiner beaucoup de propriétaires et de livrer le paysan aux mains crochues des usuriers et des juifs. On a doté le pays d’assemblées provinciales ou zemstvos, et les comités exécutifs de ces assemblées ont eu hâte de prouver combien ils étaient peu dignes des pouvoirs qu’on leur confiait ; dans la seule année de 1876, il y a eu trente cas de prévarication, vingt-deux cas de concussion ; et on a vu se former à côté de la bureaucratie de l’état une bureaucratie locale aussi corrompue et aussi décriée. On a institué le jury, et les jurés se sont fait un devoir d’acquitter les voleurs et les assassins. Enfin, par l’ukase du 6 août 1880, on a désarmé le pouvoir en portant atteinte à l’autorité et au prestige de cette institution tutélaire qu’on appelait la inspection ; on a incorporé dans la ministère de l’intérieur cette police politique dont le chef redouté ne répondait de ses actes qu’à l’empereur. On a écouté les criailleries des mécontens qui prétendaient que la IIIe section était un gouvernement dans le gouvernement, un état dans l’état. On a oublié que ces terribles officiers bleus devant qui tout le monde tremblait et qui avaient le droit de sonder les âmes, de fourrager dans les papiers et de visiter les poches, étaient à la fois les garans de la sûreté du souverain et les défenseurs intrépides de la très sainte morale, qu’ils servaient de correctif à la corruption des fonctionnaires, qu’ils semonçaient les administrateurs infidèles, qu’ils faisaient rendre gorge aux