dit qu’à force de prévenances elle se ferait pardonner sa modeste voiture, sa robe de soie et son élégance naturelle. Elle ne réussit qu’à rendre plus amères les comparaisons que sa présence fait naître dans l’âme malade de Charlton, loin de le ramener à ce contentement qui, suivant le proverbe, passe richesse. Le malheureux, s’enfonçant de plus en plus dans sa jalousie, finira par le suicide après avoir commencé par la trahison et la calomnie.
Une femme qui passe pour secourir les infortunes et redresser les torts ne manque ordinairement pas de clients, surtout quand elle est jeune, belle et veuve. Aussi Gabrielle Vanthorpe, dont la bienfaisance n’a pas de spécialité, se voit-elle bientôt beaucoup de besogne sur les bras. Artistes méconnus par le public, fonctionnaires oubliés par un gouvernement ingrat se rencontrent à sa porte avec des solliciteurs d’un genre plus intime, avec des prétendans qu’encouragent ses manières cordiales et la sympathie universelle qui se dégage de toute sa personne. Voici d’abord miss Elvin, cantatrice de grand avenir, à en croire son frère, le professeur d’escrime, et qui plongera l’Europe dans l’extase si seulement on lui donne l’occasion d’ouvrir la bouche. Gabrielle accueille la victime de la conspiration du silence, lui fournit le moyen de produire en public une voix dont l’énergie formidable fait vibrer les bobèches des chandeliers et frissonner les feuillets des cahiers de musique, et miss Elvin, invitée pour un jour, s’installe pour des semaines chez sa protectrice, qu’elle paiera de son hospitalité par la malveillance et l’espionnage.
Ce n’est pas précisément à la générosité de Gabrielle que Claudia Lemuel s’adresse. Quand on a pour mère une femme qui, vêtue en homme, a traversé l’Amérique du Lac supérieur au cap Horn et qui s’apprête à pousser par terre jusqu’au cap de Bonne-Espérance, en prenant Alger pour point de départ, on est peut-être excusable de mettre sa gloire dans un autre ordre d’occupations. Si Mrs Lemuel croit que sa mission ici-bas est de traverser toms les continens d’une extrémité à l’autre, en droite ligne, pour montrer ce que peut faire une pauvre femme, sa fille a donné pour but à sa vie l’enseignement de ses semblables. Il n’est question ici ni de conférences publiques ni d’écoles du dimanche, mais de simples conversations où Claudia Lemuel expose ses idées et sa foi à quelques personnes de bonne volonté parmi lesquelles elle voudrait bien enrôler Gabrielle. Cette foi n’est autre chose que le pessimisme de Schopenhauer, mieux interprété et corrigé. Il faut avouer en effet que le philosophe de Francfort s’est montré complètement incapable d’apprécier la place de la femme dans le grand développement de l’univers. Touchée par l’air convaincu de Claudia