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condamner et brûler à Rouen comme un émissaire des esprits infernaux, comme une envoyée de Satan sur la terre. Ils n’auraient pas supporté qu’on la représentât devant eux sous d’autres couleurs. Et cependant Shakspeare a laissé voir qu’il ne partageait pas les préjugés qu’il était obligé de ménager. Du caractère défiguré de Jeanne d’Arc il dégage les deux grands traits du patriotisme et de l’inspiration. C’est avec l’accent le plus pathétique que la jeune fille parle au duc de Bourgogne des blessures de la France, du sang français versé par des mains françaises. Elle défend aussi et elle révèle dans un noble langage la pureté de sa mission ; ce que le poète ne peut pas dire directement, parce que le public auquel il s’adresse ne le supporterait pas, il le fait dire par son héroïne. L’impartialité philosophique de Shakspeare se déguise ainsi et se fait accepter sous un air de vérité dramatique.

Au lieu de s’étonner, comme le font quelques critiques, qu’il n’ait pas été plus juste pour Jeanne d’Arc, étonnons-nous plutôt qu’il ait osé placer dans sa bouche, devant un public anglais, les paroles suivantes : « Vertueuse et sainte, j’ai été choisie d’en haut par l’inspiration de la grâce céleste pour accomplir sur la terre des miracles étonnans. Je n’eus jamais affaire aux esprits maudits ; mais vous, qui êtes souillés par vos débauches, tachés dû sang pur des innocens, corrompus et salis de mille vices, parce que vous manquez de la grâce que d’autres ont, vous jugez qu’il est absolument impossible d’accomplir des miracles sans le secours des démons ! Non ! Jeanne la méconnue a été une vierge dès sa plus tendre enfance, chaste et immaculée dans toutes ses pensées. Son sang virginal, si cruellement versé, criera vengeance aux portes du ciel. »

On reconnaît la main de Shakspeare dans la première partie d’Henri VI à un autre signe encore, à une certaine unité de composition ou, si ce mot parait trop ambitieux, aux efforts que fait le poète pour établir un lien entre la première et la seconde partie, pour constituer le commencement d’une trilogie. Si cette trilogie existe réellement, si la seconde partie prend le sujet exactement au point où l’a laissé la première, si la troisième continue la seconde, à qui faut-il en faire honneur ? Est-ce aux poètes qui ont écrit séparément les premiers canevas, qui ont composé des pièces distinctes ou à l’auteur dramatique déjà puissant qui à créé un ensemble avec des élémens disparates ? C’est ce qui autorisait Heminge et Condell à considérer Shakspeare comme l’auteur de la trilogie ; sans Shakspeare, il n’y aurait eu que des fragmens dont seul il a pu faire un tout.

On lui retirera ensuite ce qu’on voudra dans le détail.