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Franck dans la Coupe et les Lèvres pour surprendre l’opinion que soldats et citoyens ont sur son compte, a été tiré, si ma mémoire est fidèle, d’une pièce d’un autre contemporain de Shakspeare, John Marston, que les érudits seuls lisent encore quelquefois. Ce sont là les emprunts les plus considérables que je puisse constater, mais si nous descendions dans le détail de ses œuvres à la manière des annotateurs, nous trouverions nombre de passages qui sont des traductions de pensées et d’images restées dans sa mémoire. Telle strophe admirable du Souvenir n’est autre chose qu’une traduction en vers d’un passage célèbre de Diderot ; telle comparaison de Namouna est très probablement un emprunt au charmant poète anglais Keats[1]. Nous avons pu même quelquefois surprendre des emprunts de nature beaucoup plus singulière. Musset a un art particulier pour s’emparer de choses qui par elles-mêmes semblent insaisissables, telles que des intonations et des mouvemens lyriques. Vous vous rappelez certainement cet admirable mouvement prolongé de la pièce Après une lecture :

Celui qui ne sait pas quand la brise étouffée
Soupire au fond des bois son tendre et long chagrin, etc.


Eh bien ! c’est, à n’en pouvoir douter, un emprunt fait à un opuscule du spirituel prince de ligne sur le militaire idéal. « Celui qui ne s’éveille pas en bondissant au son de la diane, celui dont le cœur ne tressaille pas d’enthousiasme au son du clairon, celui qu’une revue, une manœuvre, ne remplit pas d’une ivresse sacrée, etc., celui-là pourra être un estimable officier, il ne sera jamais un vrai militaire. » Comme je cite de mémoire, je ne réponds que du sens, mais le mouvement est le même. Toute la différence, c’est que le prince de Ligne emploie ce mouvement à définir et à dépeindre le militaire né, tandis que Musset l’emploie à définir et à dépeindre le poète de nature. Si nous signalons ces emprunts, c’est pour bien marquer l’étendue de la culture de Musset, et nullement dans l’intention de diminuer en rien son originalité. Racine et le Tasse seraient de pauvres poètes si leurs emprunts leur étaient tenus à reproche, et les commentateurs se sont chargés de nous apprendre de combien de petits ruisseaux est fait l’océan de Dante. Je me rappelle un ingénieux Américain qui avait fait tout exprès le voyage d’Europe pour rechercher dans les écrits des prédécesseurs et des contemporains de Dante les passages qui avaient pris place dans

  1. Comme l’aigle blessé qui meurt dans la poussière
    L’aile ouverte et les yeux fixés sur le soleil.