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préoccupations morales, au tempérament de son imagination et au degré de force de son talent, plus nerveux que musculeux. Le cadre était nécessairement petit, et c’est précisément ce qu’il fallait à Musset, qui n’a toute sa valeur que dans les cadres resserrés, mais qui alors l’a si pleinement qu’il force les plus récalcitrans à la confesser. Chacun de nous a ses lacunes, et il n’y a pas irrévérence à dire que Musset avait les siennes. Pour parler ce langage allégorique aimé des anciens, qui fait si bien apparaître l’idée, la lyre de Musset retentissant dans les bois aurait fait accourir aussitôt tous les faunes et toutes les nymphes des alentours, mais jamais elle n’aérait, comme celle d’Amphion, élevé les murs des villes. Il n’avait que très incomplètement ce qu’on peut appeler l’imagination constructive ; pour comprendre ce qui lui manque sous ce rapport, on n’a qu’à l’opposer un instant en pensée à Victor Hugo, comme pour comprendre ce qui lui manque en abondance, on n’a qu’à le comparer à Lamartine. Un scenario trop compliqué, une idée qui demandait des développemens trop considérables le trouvaient jusqu’à un certain point inégal à la tâche qu’il s’était proposée. Voyez plutôt comme il s’est péniblement débrouillé de l’imbroglio de situations et de contrastes qu’il avait imaginé pour traduire sa pensée dans le poème de la Coupe et les Lèvres. Il est le seul poète français qui ait pu écrire de longs poèmes sans le secours d’une fable quelconque ; voyez la pauvreté des fables de Mardoche, de Namouna, de Rolla même. Certes, on ne songe point à s’en plaindre, car il n’y a pas de fable, si amusante ou si puissante qu’elle fût, qui valût l’inspiration de ces poèmes, surtout du dernier nommé, mais enfin le fait est tel, et il faut le constater. Et cette inspiration même, si vivante, si vibrante, elle a ses conditions propres qui lui font repousser l’abondance et redouter l’étendue. Rapide, primesautière, elle procède par bonds qui, aussi rapprochés qu’ils soient, laissent toujours entre eux un certain intervalle, ce qui veut dire qu’elle est impropre aux œuvres qui demandent une régularité d’allures longuement soutenue. Analysez d’ailleurs cette inspiration, et vous trouverez qu’elle est composée à peu près également de force nerveuse et de grâce, deux qualités qui repoussent les longs sujets : la force nerveuse parce qu’elle n’a pas de durée, et la grâce parce qu’elle n’a tout son prix que dans les cadres de petites dimensions. Musset le savait bien ; aussi, quoiqu’il ait, à une certaine époque de sa vie et sous l’empire de l’admiration que lui inspirait Mlle Rachel, rêvé de grandes entreprises dramatiques et commencé une certaine Frédégonde, a-t-il eu soin, quelque genre qu’il ait abordé, poème, drame, roman, de se tenir dans des proportions restreintes.