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le prétend Greene. Dans cette première ivresse de l’art dramatique en Angleterre, la curiosité ardente du public exigeait des directeurs de continuels efforts pour renouveler et pour rajeunir le répertoire. Chaque jour la foule impatiente attendait ou des sujets nouveaux ou des sujets connus présentés sous une forme nouvelle. Dès que Shakspeare mit la main à l’œuvre, on dut s’apercevoir de sa merveilleuse facilité, de cette rapidité d’improvisation qu’attestent de nouveaux témoignages. Il devint alors la ressource des directeurs embarrassés, le véritable factotum du théâtre. Fallait-il en quelques jours « gonfler le vers blanc, » jeter l’éclat d’une poésie jeune et brillante sur un beau sujet, médiocrement traité par un poète médiocre, on s’adressait à Shakspeare sans s’occuper en aucune façon d’un droit de propriété que personne ne pouvait réclamer. Le véritable propriétaire, c’était le théâtre qui avait payé la pièce et qui avait peut-être exigé qu’elle ne portât point de nom pour en disposer à son gré. Les auteurs anonymes ne manquaient pas d’ailleurs. Il y avait des débutans qui s’effaçaient jusqu’au jour où un succès leur donnait la tentation de se faire connaître.

C’est ainsi sans doute que fut composée la première partie d’Henri VI, sortie peut-être à l’origine de la collaboration de plusieurs écrivains obscurs, écrite peut-être en partie par Greene lui-même, mais qui ne reçut quelques beautés durables que de la main de Shakspeare. Qu’importe à la postérité que des poètes dramatiques connus ou inconnus aient découpé dans les chroniques de Hall et de Holinshed quelques scènes trop rapides ou trop heurtées dont un remaniement hâtif n’a pas réparé les imperfections ? La pièce n’en appartient pas moins à Shakspeare, non pour le fond historique, qui n’appartient à personne, mais pour des détails d’exécution tout à fait supérieurs et pour les lignes générales du drame. La célèbre scène où le jeune Talbot lutte avec son père de dévoûment et d’héroïsme n’a pu être écrite que par un maître. Marlowe, qui n’a touché qu’une fois au sublime, dans le monologue de Faust, ne connaît pas cette forme héroïque du dialogue, où les sentimens, condensés en paroles rapides, se croisent comme des épées. Lui, qui n’a jamais su peindre un caractère de femme, aurait-il trouvé, dans le rôle de Jeanne d’Arc, ces traits délicats qui rachètent, par l’intuition des plus nobles qualités du cœur humain, les sacrifices grossiers faits aux préjugés du temps ?

Shakspeare fait la part de ce qu’exigeaient de lui les passions de ses compatriotes. Il accorde à l’orgueil anglais que Jeanne d’Arc est une sorcière. Les vainqueurs d’Azincourt n’avaient pu se consoler d’avoir été vaincus par une femme qu’en la faisant