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n’ayant en mains rien de prêt, ni aucun plan qui pût s’exécuter à bref délai, Alfred de Musset s’était bravement abandonné à la grâce de l’inspiration, et, rattachant toutes les improvisations tendres ou bouffonnes qu’elle lui suggérait par une ombre d’anecdote, il en avait composé le poème de Mardoche. La même aventure lui arriva avec le Spectacle dans un fauteuil. Le drame la Coupe et les Lèvres et la comédie A quoi rêvent les jeunes filles, ne fournissant pas la matière exigée par l’éditeur, Musset s’abandonna une fois encore à la muse de l’improvisation, et il en résulta le poème de Namouna, fantaisie éblouissante de beautés lyriques de premier ordre et que nous pouvons tenir pour le miroir véritable de l’âme du poète à l’époque où il l’écrivit. Jamais, en effet, Musset ne s’est mieux révélé que dans ces inspirations primesautières où, n’étant gêné ni par la logique ni par l’effort d’impersonnalité que réclame l’exécution d’un plan, et en étant réduit à sa seule nature pour toute matière, il a laissé son moi se révéler dans toute sa spontanéité, faisant de la poésie comme Montaigne faisait de la philosophie et réalisant à sa manière ce mot de Luther : « Tant que le grain abonde, je mouds le grain ; quand il manque, je me mouds moi-même. » L’état d’âme qui nous apparaît dans Namouna est celui d’un admirable délire où toutes les pensées prennent la forme d’obsessions tyranniques dont l’objet unique est l’amour. Ce sentiment redoutable et doux s’est abattu sur le poète comme une fièvre qui résiste à tous les remèdes, comme un sortilège contre lequel malédictions et prières ne peuvent rien. Y arrêter sa pensée est une tristesse quand ce n’est pas une souffrance, et cependant l’en détourner est une impossibilité. Le fantôme obstiné est toujours là qui fixe le poète, tantôt souriant, tantôt menaçant ; repoussé par une imprécation, il revient avec un sarcasme. Je ne crois pas qu’on puisse citer une autre expression aussi complète et aussi vraie de cet enchantement absolu auquel la nature soumet pour un temps plus ou moins long tous les jeunes cœurs et par lequel elle leur crée une existence de dormeurs éveillés en pleine clarté du soleil. L’amour est le tout de la jeunesse ; présent ou absent, il n’y a chez elle de place que pour lui. Quand elle ne le possède pas, elle l’espère ; quand elle le perd, elle ne vit que de son souvenir ; quand elle en est privée par les circonstances, elle en rêve. Ainsi fait Musset dans ce poème ; il y a mis non-seulement les mutineries de l’amour heureux, les douloureuses voluptés de l’amour contrarié, les mélancolies et les blasphèmes de l’amour déçu, mais encore les songeries par lesquelles l’amour trompe les cœurs qu’il n’occupe pas réellement ou amuse les heures qu’il ne remplit pas. La songerie, c’est la part de l’imagination dans cet