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parfaitement inutile à la gloire de Shakspeare ? L’auteur de tant de pièces admirables avait-il besoin qu’on ajoutât quelque chose à ses richesses personnelles ? Plus on contestera le mérite des trois parties d’Henri VI, plus il parait difficile de les retirer à Shakspeare. Pourquoi les lui aurait-on attribuées s’il n’en était pas le principal auteur ? quel surcroît de renommée pouvaient lui apporter trois pièces inférieures à ses autres drames historiques ? Si l’on objecte qu’il y avait là peut-être une spéculation de librairie, il faudrait le prouver ; car c’est aux adversaires, non aux partisans de la tradition, qu’il appartient de fournir leurs preuves.

Malone qui a contesté le premier, vers la fin du XVIIIe siècle, l’authenticité de la première partie d’Henri VI, tire ses principaux argumens de l’imperfection de la pièce. Mais Shakspeare, quia écrit très jeune pour le théâtre, a-t-il nécessairement commencé par des chefs-d’œuvre ? N’a-t-il pas dû avoir une période de tâtonnemens, comme Corneille avant le Cid, comme Racine avant Andromaque ? Avant de se créer un style à lui, lorsqu’il faisait en quelque sorts son apprentissage dramatique, n’a-t-il pas subi la contagion des défauts de Greene et de Marlowe, ses prédécesseurs immédiats dans le drame historique, comme il a subi dans ses premières comédies l’influence de l’euphuisme et de Lesly ? Malone et ceux qui reprennent après lui ses objections seraient probablement plus près de la vérité s’ils interprétaient dans le sens le plus vraisemblable le témoignage de Greene.

Au fond, que signifie la boutade du pauvre poète qui voit en même temps sa renommée pâlir et sa vie s’éteindre dans la misère ? Son chagrin est une des tristesses les plus connues de la vie des poètes dramatiques. Il a eu du succès, il a été comme Marlowe le favori du public ; il s’aperçoit qu’il ne l’est plus au même degré. On ne demandait guère de pièces qu’à lui et à Marlowe ; on en demande maintenant à un autre. Les directeurs assiégeaient sa porte ; il se sent un peu délaissé et surtout dépassé. Un nouveau venu attire l’attention de la foule et reçoit les applaudissemens qui accueillaient autrefois Robert Greene. Une douleur plus poignante encore, c’est de voir les vieux sujets de drame s’animer et se rajeunir sous la main de ce factotum, comme il appelle dédaigneusement Shakspeare. Il y a eu peut-être une première partie d’Henri VI écrite par Greene, comme on suppose qu’il a écrit une seconde et une troisième partie. Pourquoi cette première partie n’aurait-elle pas été confiée par quelque directeur de théâtre au jeune Shakspeare arrivant à Londres, pour être remaniée et remise à la scène avec plus d’éclat ? Le corbeau aurait alors paré les autres de ses propres plumes au lieu de se parer des plumes des autres, comme