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à 50 pour 100 en faveur de l’industrie et des manufactures au détriment de l’agriculture et des agriculteurs. Et pourtant, les ouvriers agricoles sont les plus nombreux et leur œuvre est importante entre toutes.

En cas de guerre, une nation continentale dont la subsistance serait pour la moitié à la merci des importations étrangères, ne se trouverait-elle pas d’une singulière faiblesse en face de nations voisines vivant dans d’autres conditions ? Ceux qui prétendent qu’abandonner ou trop restreindre la culture du blé national serait un genre nouveau de désarmement ou d’abdication ont-ils complètement tort ? Le gouvernement du pays par le pays est une belle chose, mais la nourriture du pays par le pays en serait une autre non moins belle et non moins considérable.

Pour l’agriculture, qui est l’exploitation du sol même de la patrie, nul ne demande la supériorité, mais on lui doit l’égalité. Aujourd’hui, il n’y a de faveurs effectives que pour la démocratie urbaine.

Le dernier mot de cette partialité singulière a été récemment lancé au milieu des fulgurations de l’apothéose par l’illustre triomphateur lui-même. « Le travail des champs est humain, le travail des villes est divin, » a dit au peuple de Paris Victor Hugo, qui ne parviendra jamais à nous faire oublier qu’il est le plus grand génie poétique du temps. Pourquoi cette partialité ? Le travail est également humain et d’ordre divin partout. Ne demandons pas le droit au travail, qui est une chimère, mais réclamons énergiquement l’égalité des droits des travailleurs, qui est la justice. Tous les ouvriers et tous les producteurs français doivent être égaux devant la loi de douane comme devant toute autre loi ; ils ne le sont pas. Aurions-nous fait ou subi une demi-douzaine de révolutions pour maintenir des privilèges ? Or aujourd’hui les ouvriers comme les patrons des villes sont des privilégiés, les campagnards sont sacrifiés.

On objectera que la France ne pouvant pas se suffire toujours à elle-même, il lui faut bien recourir à l’étranger. Félicitons-nous des échanges internationaux, qui peuvent être une source de grandes richesses et d’un grand bien-être. Mais, comme l’a dit le regretté Léonce de Lavergne, gardons-nous de transformer le libre échange en protection à rebours. Il nous faudrait donc une sorte de digue protectrice submersible laissant passer et repasser le flot supérieur, mais empêchant que la plage se trouve jamais à sec lors de la baisse de la marée.

Nous touchons à un moment psychologique d’évolution économique et sociale ; on ne saurait s’opposer au courant général et aux tendances universelles, mais l’action bonne ou mauvaise