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avait assigné tout de suite l’opinion publique parmi les auteurs dramatiques. Une si rapide fortune a pu exciter la jalousie de Greene qui, avant l’arrivée de Shakspeare à Londres, était, avec Marlowe, le dramaturge le plus applaudi. Si l’on ne peut méconnaître ce qu’il y a d’important dans ce témoignage, la preuve qui nous est ainsi donnée avec certitude que le génie de Shakspeare a été reconnu de très bonne heure par ses contemporains, faut-il prendre au sérieux les reproches d’un rival mécontent ? Shakspeare s’est-il réellement paré des plumes de Greene ou de Marlowe ? La parodie que fait Greene d’un vers de la troisième partie d’Henri VI indique-t-elle qu’il accuse Shakspeare de s’être approprié l’œuvre d’un autre, et, si réellement il l’en accuse, cette accusation est-elle fondée ?

Aux reproches de Greene il convient d’opposer tout de suite le témoignage de Chettle, son éditeur, qui, après avoir publié un Sou d’esprit acheté par un million de repentirs, éprouve le besoin, quelques mois plus tard, de rendre justice à Shakspeare en nous le présentant comme un honnête homme, un parfait gentleman, un excellent acteur et un spirituel écrivain. Ces qualités attestées par l’ami et l’exécuteur testamentaire de Greene, semblent exclure toute idée de plagiat. Chettle aurait-il loué particulièrement Shakspeare de « sa loyauté et de sa droiture » (uprightness of dealing) s’il l’avait cru capable de s’être approprié l’Henri VI de Greene ou de Marlowe ?

C’est cependant sur la base fragile des récriminations de Greene qu’on a échafaudé tout un système d’interprétations savantes et d’hypothèses ingénieuses. Je sais bien que dès l’origine la discussion s’est élargie ; on a ajouté tout de suite aux argumens suspects tirés d’un pamphlet, des considérations littéraires ou philologiques et des comparaisons de textes. Il est seulement permis de se demander si quelqu’un aurait osé, dans le cas où Greene n’aurait rien dit, lui attribuer, à lui ou à Marlowe, une part de collaboration dans les trois parties d’Henri VI. Sur quelle autorité se serait-on appuyé pour cela ? Y a-t-il un texte du temps de Shakspeare, un témoignage du XVIe ou même du XVIIe siècle qui autorise cette supposition ?

Les premiers éditeurs des œuvres de Shakspeare, Heminge et Condell, ses compagnons et ses amis, témoins de sa carrière dramatique, savaient assurément à quoi s’en tenir lorsqu’ils lui attribuaient, huit ans après sa mort, la paternité des trois parties d’Henri VI. S’est-il élevé alors une seule réclamation ? leur a-t-on reproché de dépouiller d’autres auteurs dramatiques au profit de leur ami ? Pourquoi auraient-ils commis un plagiat aussi