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D’ailleurs les agriculteurs sont plus nombreux que les industriels, et le capital placé dans l’exploitation du sol est considérable, quoique insuffisant. Le premier et le plus fort débouché de nos industries n’est-il pas le marché des consommateurs français en majorité intéressés dans la culture et la propriété foncière ?

Par ces attaques contre la grande et la moyenne propriété, ainsi que contre le fermage, on veut donner le change à l’opinion, la dépister et lui faire croire que le prix du blé n’intéresse en rien les cinq millions de petits propriétaires au-dessous de trois hectares. On prétend que, comme ils consomment une partie de leurs récoltes, peu leur importe le bas prix du blé et du pain qu’ils mangent. Mais il faut retourner l’argument et dire au contraire qu’il leur est indifférent de consommer du pain cher, puisqu’ils le produisent eux-mêmes sans aucun déboursé, tandis qu’il leur est extrêmement profitable de pouvoir vendre à un prix élevé le surplus de leur blé qu’ils portent au marché et qui généralement formait la totalité, ou la grosse part de leur bénéfice annuel.

Il est élémentaire, en fait de comptabilité agricole, de faire passer la nourriture de l’exploitant dans les frais généraux ; c’est uniquement ce qui est vendu et transformé en argent qui compte comme bénéfice. Quand on ne vend pas avec profit, on a travaillé pour rien, voilà le premier principe de l’économie politique aux champs, dans les grandes fermes intensives comme dans les métairies ou les chaumières.

Écartons de semblables hypothèses de joueurs à la baisse et opposons-nous de tout notre pouvoir à ce que qui que ce soit reste intentionnellement sacrifié à des intérêts privés.

Le prix du blé intéresse la petite comme la grande ou la moyenne propriété. On veut nous diviser et nous exciter les uns contre les autres ; c’est inutile, car nous savons trop bien que l’agriculture est une en France et que ses intérêts sont solidaires du haut en bas de l’échelle. L’agriculture se plaint et a droit de se plaindre, n’en déplaise à ceux qui prétendent « que ses gémissemens attristent le public sans lui servir à elle-même. »


IV

La situation, dans toute sa simplicité et sa gravité, se résume ainsi. On aura beau faire tous les raisonnemens et les calculs que l’on voudra, il n’en reste pas moins incontestable que les Européens ne pourront plus produire de blé à des prix rémunérateurs en face de la libre concurrence et des importations croissantes des États-Unis. Les Américains ont importé en France, dans les trois années de 1878-79-80, 30 millions de quintaux de blé, qui, à 25 francs