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créé une nouvelle et immense région agricole ? Serait-ce uniquement pour nous contrarier que les Américains s’acharneraient à se lancer dans des solitudes dangereuses, et par excès d’initiative personnelle à entreprendre à perte de gigantesques travaux que rien ne les force à accomplir ?

Nulle part, nous le savons, l’existence des premiers colons d’une contrée sauvage n’est douce, ni facile, mais ce fait indiscutable subsiste : la grande concurrence agricole américaine, qui ne fait que de commencer, vient du premier coup désorienter et compromettre toute la culture européenne, ce que n’avait jamais fait la concurrence russe, ni aucune autre ; en outre, aux États-Unis, la production du blé a presque doublé depuis dix ans. Tout porte à croire qu’elle peut doubler encore pendant les années prochaines, surtout si on fait entrer la production du Canada en ligne de compte.

Pour nous rassurer, on ajoute que le prix des terres dans les vieux états de l’Est des États-Unis a monté d’un tiers en dix ans, et, qu’en conséquence, puisque la concurrence des nouveaux états de l’Ouest n’a pas ruiné la culture des anciens états, elle doit encore moins ruiner celle de la France. A cela nous pouvons répondre que la statistique invoquée s’arrête à l’année 1870. Vers cette date, l’Ouest américain n’avait pas encore fait sentir le poids et les effets de sa production. Ni en 1870, ni dans les années suivantes, l’agriculture française n’a formulé aucune plainte ; au contraire, nous avons vu à ce moment chez nous de belles années de richesse, d’abondance et d’exportations agricoles. Une statistique datée de onze ans déjà peut être un renseignement, mais ne fournit pas ici un argument péremptoire.

De même, on allègue qu’en 1880 le nombre des bœufs transatlantiques importés en Angleterre est d’environ cent soixante-dix mille têtes, mais qu’il ne s’en importe presque pas en France. C’est possible ; toutefois il est constant que, par suite de l’importation américaine des bœufs et même des fromages et des beurres en Angleterre, la Normandie et la Bretagne n’exportent plus au-delà de la Manche que des quantités infiniment moindres de produits qu’autrefois. Il y a là une irrécusable perte, très sensible pour deux de nos plus belles provinces, en attendant que le bétail américain et canadien débarque directement chez nous.

On répondra que le prix de la viande est resté fort élevé en France ; empressons-nous d’admettre qu’en effet la viande est trop chère, nous voudrions voir partout régner l’abondance et le bon marché, mais le haut prix de la viande n’apporte malheureusement pas tout son bénéfice normal aux producteurs indigènes, grâce aux mystérieuses combinaisons des intermédiaires. Quoi qu’il en soit,