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Cette conversation avec des fantômes qui s’évoquent d’eux-mêmes à mesure que leur souvenir se réveille est un acte absolument pénible. Il suffit d’un nom, d’un mot pour faire revivre un temps oublié et ramener des émotions que les années disparues semblaient avoir emportées avec elles. On se revoit tel que l’on était jadis, on se compare à ce que l’on est devenu ; du même coup d’œil on aperçoit les deux faces de Janus, et l’on ne se reconnaît pas. — O vieux homme ! penché sur ton papier, blanchissant, presque chauve et courbé, est-ce bien toi qui as été si chevelu, si résistant, si actif ? Est-ce toi qui voulais partir pour l’île déserte ? est-ce toi qui as tant voyagé, qui si souvent as dormi sous les étoiles du ciel d’Orient, qui as vécu avec les Arabes des bords de la Mer-Rouge ; qui as chassé l’autruche et le lion avec les hommes de grande tente ; est-ce toi qui as fait la guerre, est-ce toi qui as si profondément aimé les amis qui t’ont précédé dans la tombe dont tu t’approches ? est-ce bien toi ? — A relire ces lettres jaunies par l’âge, dont l’écriture d’abord indécise et incorrecte se fortifie et se caractérise à mesure que les années s’amassent, on se croit transporté tout à coup au milieu des morts qui parlent le langage d’autrefois ; on est tenté de leur raconter les choses d’aujourd’hui qu’ils ignorent et l’on se sent environné par des ombres qui ont été les témoins des heures envolées. Si l’arbre muet sous son écorce éprouve des sensations que nous n’avons pu constater encore, de quelle tristesse ne doit-il pas être saisi, lorsqu’à la fin de l’automne, il voit tourbillonner à ses pieds les feuilles qu’il a orgueilleusement étalées au soleil ! Il en est ainsi de l’homme lorsque, du haut des années accumulées, il rassemble autour de lui les vestiges de son existence retombée au néant. Prendre le deuil de ceux que l’on a chéris, c’est prendre le deuil de soir même ; ceux qui s’en sont allés les premiers ont emporté avec eux une part de celui qui reste, et lorsque celui-là s’en va à son tour, il subsiste si peu de chose de lui qu’un simple souffle le disperse. Chaque jour on meurt, le dernier jour est la fin de la mort.

Au mois d’octobre 1831, on me ramena à Paris. Je ne partis à la recherche d’aucune île déserte, et je fus mis au collège.


MAXIME DU CAMP.