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bestiaux et des cris des marchands abrités sous de petites tentes de toile. J’avais été autorisé à acheter ce qui me plairait ; j’avais couru à l’étalage d’un libraire ambulant et, bien servi par le hasard ou par mon instinct, j’avais fait l’acquisition d’un livre, d’un admirable livre, qui était le Robinson suisse. Je vois encore les quatre petits volumes in-12, ornés d’affreuses gravures « en taille-douce. » L’impression fut profonde, si profonde qu’elle m’absorba tout entier. Je vivais dans une sorte de rêve permanent, et je m’en allais au-delà des mers, dans des pays inconnus où il y a des arbres extraordinaires, des cavernes de sel, des autruches sur lesquelles on peut monter et des animaux dont on ne sait pas le nom.

Devant la maison de mon oncle s’étendait une sorte de clos qui aboutissait à un vaste champ nommé la poterne, car il confinait aux anciennes fortifications de la petite ville ; là s’élevait un noyer dont les branches dominaient un petit mur. Je grimpais sur la muraille, je me glissais le long des branches, j’escaladais le tronc jusqu’à une large bifurcation où je m’installais, caché, perdu au milieu des feuilles, et je lisais. J’appelais ce noyer Falkenstein, en mémoire de l’habitation que la famille naufragée avait construite sur un arbre. J’ai passé là des journées dont je me souviens avec délices. Je m’étais confectionné un arc et des flèches ; je m’exerçais à tuer des oiseaux : je ne réussis qu’à éborgner un canard, ce qui me valut une semonce énergique. Parfois, je m’en allais sur mon bourriquet, comme disait le garde-champêtre ; je filais par un chemin creux jusqu’au-delà de Saint-Aubin, je passais derrière une blanchisserie et je gagnais un grand pré traversé par un ruisseau et où il y avait un bouquet d’arbres. Là je n’apercevais plus de maisons, je n’entendais plus le tic-tac du moulin, l’horizon m’était fermé par les haies dont la prairie était entourée selon l’usage du pays ; j’étais seul, j’étais libre, j’étais dans l’île déserte vers laquelle j’aspirais de toutes mes forces. Dans un buisson, au pied d’un frêne, j’avais creusé une cachette, « une mijotte, » où je déposais des provisions, c’est-à-dire des morceaux de chocolat et des macarons. J’avais volé chez mon oncle un marteau et des clous que j’avais enfouis à côté de la soute aux vivres. Partout où je pouvais prendre une latte, une planche, je m’en emparais et avec toute sorte de précautions, afin de ne pas être vu, je les apportais dans le pré, et je les dissimulais assez habilement dans l’épaisseur de la haie vive. Je voulais construire un radeau, le charger de mes provisions et puis m’abandonner au cours de la Sarthe. Où devais-je aller ainsi ? je ne m’en doutais guère, mais il me paraissait certain que je ne pouvais aborder qu’à une île déserte, où je dresserais des buffles, où je pécherais des tortues et où je verrais des flamans roses