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l’appelions alors, quoiqu’il n’eût guère que trente-cinq ans, semblait avoir multiplié les pseudonymes pour dérouter la curiosité ; Pierre Aubry dans le Courrier français, Hautefeuille à l’Opéra-Comique, Dorival dans différens petits recueils oubliés aujourd’hui, Prosper Dinaux au théâtre ; on s’y perdait. C’était un humaniste distingué, il avait traduit une partie des œuvres de Cicéron et les odes d’Horace, comme tant d’autres et aussi infructueusement. Il était alors célèbre « au boulevard du crime, » car on y jouait souvent Trente ans, ou la Vie d’un Joueur, gros drame émouvant et moral, qu’il avait machiné en collaboration avec Victor Ducange. Il ne devait pas s’arrêter en chemin ; je retrouve son nom dans Richard d’Arlington d’Alexandre Dumas, dans Louise de Lignerolles d’Ernest Legouvé, dans Latréaumont, dans les Mystères de Paris, dans le Juif errant d’Eugène Sue ; il donna seul le Morne au diable, qui fut applaudi. Il était sans doute absorbé par ses travaux littéraires, car on le voyait peu à la pension, tout au moins dans les classes élémentaires que je suivais ; en revanche, nous étions en rapport avec Mme Goubaux, petite femme sèche, brune, assez alerte, qui passait souvent dans nos salles d’étude et ne nous épargnait pas les reproches lorsque nos blouses étaient déchirées, nos cheveux trop ébouriffés, et nos mains tachées d’encre.

Nous étions soumis au système de l’enseignement mutuel, qui alors était dans sa primeur et fort à la mode. Les enfans, par escouade de dix, placés contre un demi-cercle en fer faisant face à une muraille couverte de tableaux de lecture, répétaient la leçon qui leur était faite par l’un d’eux, nommé le moniteur et armé d’une baguette servant à indiquer les lettres, les syllabes, les mots ou les phrases qu’il fallait lire à haute voix. Lorsqu’une centaine d’élèves ânonnaient à tue-tête les exemples qu’ils avaient sous les yeux, c’était un effroyable vacarme. Un professeur, se transportant d’un cercle à l’autre, tâchait de se reconnaître au milieu de ce tumulte et n’y parvenait pas souvent. A ces fonctions notre professeur joignait celles de maître d’étude, et s’appelait Machet. C’était un homme encore jeune, dont les cheveux noirs et crépus, les grosses lèvres, le visage légèrement marqué de petite vérole n’étaient pas désagréables. Il était né en Savoie ; il avait la persévérance et la force de ses compatriotes, mais il n’en avait pas toujours la patience. Il eût fallu posséder une longanimité angélique pour rester impassible et maître de soi en présence d’une bande de marmots effrontés, indisciplinés, bruyans, accoutumés aux gâteries de la famille et ne pouvant guère obtenir d’eux-mêmes l’attention qu’on en exigeait. Aussi le pauvre Machet se mettait souvent en colère ; il parcourait la classe en criant : « Non ! je suis vraiment trop malheureux ! » et distribuait au hasard des taloches qui ne