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société ; se protège et ne se venge pas, que si elle a le droit de punir, elle a le devoir d’amender, et que toute aggravation inutile de la peine devient une cruauté qui affaiblit le respect dû à la loi ! Nous n’en sommes pas encore à admettre que la prison ne peut et ne doit être qu’une infirmerie morale ; cela viendra peut-être ; dans notre pays, il ne faut jamais désespérer de rien.

Peu de temps après ce séjour à Villeneuve-Saint-George, une grave modification fut apportée à notre existence : Louis et moi, nous fûmes séparés. Simultanément, et pour des causes différentes, on quitta la place Vendôme. M. de Cormenin alla habiter la rue Saint-Honoré, et ma famille, entraînée dans un procès qui devait avoir des conséquences importantes, s’installa rue d’Enfer, dans l’ancien hôtel de Chaulnes, entre la maison des sourds-muets et le couvent des Carmélites. J’étais seul et sans compagnon de mon âge, jouissant en toute liberté d’une grande cour, d’un jardin assez spacieux, et d’un vaste enclos abandonné où les folles herbes poussaient vigoureusement. Tout cela ne remplaçait pas ce frère d’élection que je n’avais point quitté depuis ma naissance ; et dont l’absence me semblait un désastre. On avait beau nous réunir le plus souvent possible, nous nous manquions mutuellement, et lorsque, après quelques heures passées ensemble, il fallait nous séparer, c’étaient des désespoirs que rien ne calmait et qui nous laissaient déprimés, pour plusieurs jours. Cette période de ma vie est restée très confuse dans mes souvenirs ; on dirait que là où Louis n’était pas le point de repère me fait défaut. Je me rappelle cependant les théories des Carmélites qui, pendant l’hiver, marchaient pieds nus dans la neige en psalmodiant des cantiques, et je me rappelle les jeux violens, les jeux empreints de bestialité des sourds-muets qui me causaient une insurmontable terreur, et qu’un de nos domestiques avait surnommés les sans-langue.

L’appartement de ma grand’mère comprenait le grand salon de l’hôtel, celui-là peut-être où, sous le règne de Louis XVI, le duc de Chaulnes fit sa fameuse expérience sur l’emploi de l’alcali volatil dans les cas d’asphyxie par le gaz carbonique. J’y reçus une impression littéraire que je dois noter, car le temps seul, l’expérience et l’étude ont pu la modifier. À cette époque, un homme en France soulevait les foules et était devenu une sorte de divinité populaire qu’il était criminel de ne point adorer. C’était Béranger, et comme alors la libération de la Grèce passionnait tous les cœurs, on l’appelait le Tyrtée moderne. Nul poète peut-être ne vint plus à propos, nul ne sut avec plus d’habileté s’emparer du fait, de l’incident qui mettait momentanément Les esprits en émoi, le généraliser, l’envelopper d’une forme facile à retenir et le graver dans la mémoire en le rythmant sur un air connu. Si, au lieu de