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longue chaîne qui les reliait ensemble, comme l’arête médiane d’un poisson relie entre elles les arêtes latérales et en fait un tout. C’était un tout, en effet, que la chaîne ; des êtres qu’elle réunissait elle faisait un être collectif, multiple mais un, qui ne pouvait avoir qu’une initiative d’ensemble et auquel l’initiative individuelle était matériellement, mécaniquement interdite. C’était affreux à voir. En dehors de la ligne de forçats qui cheminait lentement en traînant les pieds, marchaient quelques hommes isolés, revêtus d’un uniforme bleu clair à passepoil jaune, armés d’un « briquet » suspendu à un large baudrier, la tête couverte d’un bonnet de police à gland jaune et portant à la main un bâton, un gourdin pour mieux dire, qui semblait être leur arme de prédilection. Quelques-uns de ces hommes étaient suivis par des chiens bouledogues. C’étaient eux qui prenaient les condamnés au dépôt central de Bicêtre et les conduisaient à destination du bagne de Rochefort, de Brest et de Toulon. Les forçats ricanaient en passant près de notre voiture ; un d’eux adressa je ne sais quelle plaisanterie à ma mère, qui détourna rapidement la tête. Un garde-chiourme accourut, le bâton levé, et frappa sur les épaules ce malheureux, qui poussa un cri de douleur. La chaîne parut se tendre ; les hommes accélérèrent le pas ; il y eut un cliquetis de ferraille rapide et comme empressé. La pitié avait gagné nos mères ; elles jetèrent sur la route une poignée de pièces de monnaie. Ce fut horrible. Les forçats se précipitèrent pour les ramasser, se tirant les uns les autres, tombant, s’enchevêtrant dans leurs chaînes. Les gardes-chiourme se ruèrent sur eux à coups de gourdin, criant : « A vos rangs ! à vos rangs ! » Un gendarme vint et dit : « Ne tapez donc pas si fort ! » Puis, poliment et la main au tricorne, il dit à Mme de Cormenin : « Il est défendu de donner. » Je tremblais d’émotion ; nos mères pleuraient, le mouchoir sur le. visage. Les forçats se remirent en ordre, et le cortège reprit sa route au milieu d’un tourbillon de poussière. Deux charrettes chargées de chaînes de rechange, de bidons en fer-blanc, fermaient la marche sous l’escorte de plusieurs gendarmes ; quelques forçats étaient assis, appuyés contre les ridelles ; un d’eux, couché sur de la paille, semblait malade et presque mourant. Notre cocher dit : « Ceux-là sont les grands seigneurs ; ils ont payé pour faire le voyage en carrosse. »

Lentement, au pas, à distance, afin d’éviter la poussière, notre voiture s’avançait derrière la chaîne. Dès que celle-ci eut atteint les premières maisons de Villeneuve-Saint-George, on eût dit que la terreur entrait dans le village. On poussait les volets des fenêtres, on fermait les boutiques, des femmes se sauvaient en emportant les enfans ; les hommes s’adossaient aux murs, les poings fermés,